7.5 Le Régule Martial Etoilé

Publié le 16 février 2018 par Albrecht

La partie gauche de la gravure est dominée par la Machine Alchimique, diagramme que sa forte cohérence interne permet d’interpréter comme illustrant, de manière théorique,  les deux principes Mercure et Soufre et les deux opérations Solve et Coagula. Le contexte mélancolique nous a permis de focaliser cette explication sur la première phase du Grand Oeuvre, dont le but est d’obtenir le Premier Mercure et le Premier Soufre  : substances  qui seront conjointes dans l’Oeuvre II  pour obtenir le Mercure Philosophique.

En l’absence de toute source antérieure à Dürer, il est raisonnable de s’arrêter à ces considérations générales, qui faisaient partie du fonds commun de connaissances alchimiques d’un public cultivé. Néanmoins, une interprétation plus poussée est envisageable, mais hautement conjecturale : nous proposons donc au lecteur qui ne souhaite pas pénétrer plus avant dans les arcanes de l’Oeuvre au Noir et de passer directement à la partie suivante.

Le lecteur intéressé trouvera ici une interprétation alchimique de la partie droite de la gravure, ainsi qu’une explication de deux curiosités  que nous avons seulement effleurées dans 5.3 La croix néo-platonicienne, à propos de l’alignement chrétien : la transition du signe à la signature, et la question  de l‘évanouissement du Fer, qui vont en fait se révéler liées.

La voie sèche

La tradition alchimique distingue deux grandes techniques pour mener à bien le Grand Oeuvre : la plus utilisée, mais la plus longue, est la voie humide, qui se fait dans un alambic chauffé à température modérée ; la voie sèche, plus rapide mais plus difficile et risquée, nécessite  un creuset chauffé à haute température : c’est la voie qu’ont suivi des alchimistes tels que Basile Valentin, Artéfius, Philalèthe, Newton et plus près de nous Fulcanelli et Canseliet.

Le creuset et la meule sont deux symboles bien connus de la voie sèche : c’est pourquoi, si Melencolia I a l’ambition d’illustrer une technique précise, ce ne peut être que celle-ci.

La voie de l’antimoine


La materia prima  [1]

Les traités anciens ne dévoilent jamais clairement la « materia prima » : mais il est sûr que de nombreux alchimistes sont partis de la stibine, le minerai d’antimoine, qui est très fusible et cristallise sous forme de spectaculaires aiguilles : d’où le rapprochement avec le dragon  ou le Chaos.

La mer et l’étoile


Dans l’imaginaire alchimique, la voie sèche débute par l’apparition d’une « étoile » au dessus d’une « mer », étoile comparable avec celle de Noël, puisqu’elle annonce la venue d’un enfant-roi :

« Les Sages nomment leur mer l’œuvre entier, et dès que le corps est réduit en eau (fondu), de laquelle il fut premièrement composé, icelle est dite eau de mer, parce que c’est vraiment une mer, dans laquelle plusieurs sages nautoniers ont fait naufrage, n’ayant pas cet astre pour guide, ce qui ne manquera jamais à ceux qui l’ont une fois connu. C’est cette estoile qui conduisait les Sages à l’enfantement du fils de Dieu, et cette même estoile qui nous fait voir la naissance de ce jeune roi  (régule)« . (Nicolas Valois, « Les 5 Livres », début XVIème, cité par Fulcanelli,( [2] II, 39)

L’étoile vue par Newton

Un siècle et demi plus tard, voici comment Newton décrit, en termes froidement opératoires, la même opération :

« Le Régule Martial est fait en jetant 2 parties d’antimoine sur 1 de fer chauffée au blanc dans un creuset et en les mélangeant bien ensemble avec un peu de salpêtre pour activer la fusion. Lorsque c’est froid, on trouve au fond le régule, lequel, de nouveau mélangé 3 ou 4 fois avec du salpêtre, est ainsi purifié et lorsqu’il est froid il possède une surface plane (sous le salpêtre qui est alors couleur d’ambre claire) avec des dessins en étoile et on l’appelle Regulus Martis Stellatus. » (manuscrit Don.b.15, f. 4v, cité par Dobbs,[3] p. 190)


Regulus Martis Stellatus


Régule martial étoilé,   nom poétique de ce métal que nous appelons aujourd’hui antimoine :

  • « Regulus » signifie le petit Roi, car il est supposé grandir et devenir, à terme, le Roi de l’Oeuvre (l’Or Philosophique).
  • Martial car, comme l’explique Newton, le procédé d’extraction nécessite du fer (Mars) .
  • Etoilé, car il apparaît, au fond du creuset, avec sa cristallisation caractéristique en forme d’étoile.

La fascination pour l’étoile


Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

L’apparition de l’étoile réguline a donné lieu à des spéculations infinies, car elle semblait la signature d’une influence astrale, la preuve de la correspondance tant recherchée entre le haut et le bas. L’idée que le régule devait être capable d’attirer à lui, comme un aimant, les émanations de l’Esprit Universel, a été tellement prégnante que Newton y a puisé, comme le prouvent ses manuscrits alchimiques, l’idée même de l’attraction universelle.


Newton, « Lapis Philosphicus » manuscript alchimique 416
On lit distinctement, en haut « Femina melancholica »

La trace du Fer

Quelques années plus tard, les chimistes n’étaient plus sensibles à cette rêverie  :

« L’étoile qui paraît sur le régule d’antimoine martial, quand il est bien purifié, a donné matière à raisonner à beaucoup de chimistes ; et comme la plupart de ces messieurs sont fort entêtés des influences planétaires et d’une prétendue correspondance entre chacune des planètes et le métal qui porte son nom, ils n’ont pas manqué de dire, que cette étoile procédait de l’impression que les petits corps qui sortent de la planète de Mars, avaient fait sur l’antimoine à cause d’un reste de fer qui y était mêlé. » N.Lemery, Cours de Chimie, 1675

Tout en critiquant l’influence planétaire, Lemery nous livre l’interprétation alchimique de l’étoile : elle est la trace que laissent dans l’antimoine les corpuscules émis par la planète Mars, à la manière des rayons cosmiques dans nos modernes chambres à bulles. Et ceci parce qu’elle contient, suite au procédé d’extraction, des traces de fer résiduelles.

L’obtention de l’antimoine (vision moderne)

L’antimoine se trouve dans la nature sous forme d’un sulfure, la stibine, de formule Sb2S3. Lorsqu’on fait agir du fer sur ce minerai en présence d’un fondant, le nitrate de potassium KNO3, le fer se combine avec le soufre pour former des scories noires de sulfure de fer, libérant ainsi l’antimoine.

Sb2S3 + 3 Fe = 2 Sb + 3 FeS


L’obtention du régule (vision spagyrique)

Voici une description détaillée de l’opération résumée par Newton, selon la  technique que pratiquaient sans aucun mystère les métallurgistes du XVIIème. Le fondant était du salpêtre (encore appelé nitre). Pour le fer, quelques clous suffisaient :

« Prenez une demi-livre de clous à ferrer les chevaux, mettez-les dans un bon creuset, au fourneau à vent, et couvrez le creuset d’un couvercle. Donnez feu de fusion, et sitôt que les pointes des clous seront bien rougies,  ajoutez-y une livre de bon antimoine en poudre grossière, couvrez le creuset de son couvercle, et par-dessus de charbon, afin que le feu soit fort violent, que la fusion de l’antimoine se fasse promptement, et qu’il puisse agir sur le fer, et le réduire en scories, avec lesquelles la partie sulfureuse impure de l’antimoine se joint en même temps, mais la partie mercurielle, et pure se met à part. Il faut avoir le cornet de fer (moule) au feu pour le tenir chaud, et le frotter avec de la cire et de l’huile. Lorsque vous verrez la matière en fonte et bien claire, jetez-y peu à peu trois ou quatre onces de salpêtre, je dis peu à peu, afin que l’action du nitre ne fasse trop bouillir la matière, et qu’elle ne sorte du creuset. Et alors vous verrez que la matière jettera quantité d’étincelles, lesquelles proviennent du nitre, et du soufre de l’antimoine, et lorsqu’elles seront passées, jetez la matière dans le cornet échauffé et huilé, comme nous lavons dit, et frappez sur le cornet avec des pincettes pour faire descendre en bas le régule, lequel étant froid, vous le tirerez du cornet, et le séparerez des scories avec un coup de marteau. Ces scories ne sont autre chose que la partie sulfureuse et terrestre de l’antimoine, mêlée avec le nitre, et une partie de Mars, faisant avec eux une masse, laquelle est à  l’abord fort compacte, mais elle se raréfie en peu de jours en une poudre assez légère, laquelle ressemble à la scorie de fer. »

Une fois effectuée la séparation entre l’antimoine et les scories de sulfure de fer, il restait à purifier le métal en faisant agir plusieurs fois le fondant :

« Or le régule ne sera pas assez pur dans la première fusion, c’est pourquoi il le faut faire fondre en un nouveau creuset, et étant fondu, jetez trois onces d’antimoine cru en poudre, faites fluer ensemble à un feu vif ; cette addition d’antimoine consumera ce qui pourrait rester des impressions de Mars,  que le soufre de ce nouvel antimoine achève de consumer.  La matière étant bien en fusion, jetez dedans deux ou trois onces du nitre, et l’ébullition étant cessée, jetez le tout dans le cornet chaud et huilé, et procédez comme auparavant, vous trouverez le régule bien plus pur que la première fois. Refondez encore une fois ce même régule, et jetez-y encore un peu de salpêtre, et l’ébullition étant passée, jetez-le dans le cornet, y procédant comme dessus, alors les scories seront grisâtres. Réitérez la fusion pour la quatrième fois, y ajoutant encore du salpêtre, et vous verrez que ledit salpêtre ne trouvant aucune impureté dans le régule, les scories qui surnagent en seront blanches ou jaunâtres. » (Glaser, Traicté de la Chymie, 1663)


Le Premier Oeuvre par la voie sèche (vision alchimique)

Afin de se pénétrer de l’état d’esprit alchimique, il est passionnant de montrer, en regard de ce procédé sans mystère, deux illustrations qui le représentent.

Basile Valentin – Clef I – Les deux agents du premier oeuvre et leur préparation

« Prends le loup très avide… qui, dans les vallées et les montagnes du monde, est en proie à la faim la plus violente Jette, à ce loup-même, le corps du Roi, afin qu’il en reçoive sa nourriture, et lorsqu’il aura dévoré le Roi, fais un grand feu et jettes-y le loup pour le consumer entièrement et alors le Roi sera délivré. Quand cela aura été fait trois fois, alors le Lion aura triomphé du Loup…. Et ainsi notre corps est bon pour le début de notre Oeuvre«  [4]

Derrière ses obscurités, le texte traduit bien le principe de l’Oeuvre I : utiliser la voracité du loup gris (l’antimoine) pour absorber le Corps du Roi (le Fer), et récupérer à l’issue le Premier Soufre (l’Ame du Fer, emprisonnée dans un corps impur) et le Premier Mercure (le régule purifié).

Le creuset indique la voie sèche, le Roi avec son sceptre de Fer fleurissant est le Premier Soufre, la Reine avec ses trois fleurs est le Premier Mercure, après trois purifications (son éventail en plumes de Paon multicolore  est l’équivalent de l’Arc-en-Ciel) .  Le troisième personnage, le vieillard à droite, mi-Vulcain avec son moignon, mi-Saturne avec sa faux serait  pour Canceliet le Feu secret (le Vulcain Lunatique).

Mars tournant la roue
 « Speculum Veritatis », manuscrit du XVIIème siècle, Vatican (MS. Lat. 7286)

Cette illustration plus parlante nous montre à droite le même Vulcain lunatique, assis au pied d’un athanor à trois étages :  sur les trois étendards au dessus de l’Athanor, l’emblème de la disparition progressive des clous (les restes du Fer) au cours des trois purifications. Mars en armure (le Corps du Fer) tient un grand clou dont le tête est ornée du symbole du Soufre, surmonté d’un petit Coq :  l’Ame du Fer qui chantera à l’issue de la Nuit. La roue semblable à celle d’une loterie présente les huit couleurs de l’Oeuvre, mais renvoie aussi au symbolisme de la Meule alchimique, sur laquelle il s’agit d’affûter le Fer (voir  7.4 La Machine Alchimique)


Enfin, voici comment Fulcanelli décrit la « première marche de l’escalier des Sages », à grands renforts de métaphores. La première phase est une Séparation :

 “Si donc vous désirez posséder le griffon – qui est notre pierre astrale (régule étoilé) – en l’arrachant de sa gangue arsénicale, prenez deux parts de terre vierge, notre dragon écailleux (deux livres de stibine) et une de l’agent igné, lequel est ce vaillant chevalier armé de la lance et du bouclier (une livre de fer). Arès (Mars, le fer), plus vigoureux qu’Ariès (le Bélier, la stibine),  doit être en moindre quantité. Pulvérisez et ajoutez la quinzième partie du tout (soit 3 à 4 onces, une livre valant 16 onces) de ce sel pur, blanc, admirable, plusieurs fois lavé et cristallisé, que vous devez nécessairement connaître (le salpêtre). Mélangez intimement ; puis, prenant exemple sur la douloureuse Passion de Notre-Seigneur, crucifiez avec trois pointes de fer, afin que le corps meure et puisse ressusciter ensuite. Cela fait, chassez du cadavre les sédiments les plus grossiers ; broyez et en triturez les ossements ; malaxez le tout sur un feu doux avec une verge d’acier ».

Ensuite vient la phase de Purification :

« Jetez alors dans ce mélange la moitié du second sel, tiré de la rosée qui, au mois de mai, fertilise la terre, et vous obtiendrez un corps plus clair que le précédent. Répétez trois fois la même technique ; vous parviendrez à la minière de notre mercure, et aurez gravi la première marche de l’escalier des sages. Lorsque Jésus ressuscita, le troisième jour après sa mort, un ange lumineux vêtu de blanc occupait seul le sépulcre vide. » [2] I, p 277

Les mots soulignés sont une hypothèse de notre cru, mais les proportions indiquées, les couleurs et la séquence des opérations  collent de manière frappante avec le texte de Glaser. Les deux différences notables sont l’énigmatique « crucifiez avec trois pointes de fer », qui pourrait correspondre au  « frappez sur le cornet avec des pincettes »,   tout en justifiant l’analogie avec la Passion ; et le fait que la purification ne s’effectue pas avec le salpêtre, mais avec un « second sel, tiré de la rosée » : c’est ce second sel qui, dans cette tradition, fait toute la différence entre le banal procédé métallurgique et l’opération philosophale.

Rosarium philosophorum,planche 21, 1550 Résurrection, Petite Passion
Dürer, 1512


Le Feu secret

Pour conclure ce florilège de textes alchimiques consacrés à l’Etoile, nous citerons un passage de Canseliet, dans lequel le disciple de Fulcanelli revient sur la phase qui détermine son apparition, celle de la purification, et développe le rôle essentiel du sel (là encore, les mots soulignés sont de notre cru):

« La purification consiste à appliquer, trois ou quatre fois, la même technique sur le mercure qui a été préparé (le régule après la séparation des scories)…. Il s’agit donc de soumettre le mercure à l’action du sel des sages (le second sel de Fulcanelli)… qui correspond au feu secret. L’opération se développe à la faveur de la fusion qui reste, au vrai, dans la voie sèche, la naturelle solution. En purifiant le mercure des philosophes (le régule), le sel en accroît et exalte le pouvoir d’aimantation, de sorte que lui-même (le sel) se charge de l’or astral que l’autre (le régule) ne cesse d’absorber.
La proportion favorable à respecter est, en poids, le quinzième du dissolvant philosophique sur lequel le sel doit agir. Celui-ci, devenu le véhicule vitrifié du fluide cosmique, s’est coloré en vert, tandis qu’il accroissait sensiblement sa densité. Ainsi reçoit-il, indifféremment, les noms de vitriol ou de lion vert, et se trouve-t-il prêt, afin de jouer son très grand rôle, au cours de l‘oeuvre médian, ou second… La purification en doit pas être poursuivie, au-delà du moment où l’image stellée apparaît fortement empreinte dans la face supérieure du brillant lingot, à la fois plane et circulaire » [5]  p 199

Cette conception met en valeur le rôle essentiel du sel (qui n’est autre que le feu secret) vis à vis des influences astrales (l’or astral) : non seulement il augmente le pouvoir d’aimantation  du régule martial (sa propension à attirer l’influence de Mars) mais il fonctionne lui-même comme un accumulateur de « fluide cosmique ». Le secret réside dans sa fabrication à partir de la rosée, comme l’explique un disciple de Canseliet :

« La rosée, en rendant philosophiques les fondants, provoquera ultérieurement l’apparition de l’émail vert au blason, le fameux sinople. Sans elle, elle resterait jaunâtre et quelconque » [6] p 160


Lion vert vitrifié [1]

Emeraude des Sages [1]

Jouant au début un simple rôle de fondant pour faciliter la séparation, le sel va progressivement se densifier et se colorer dans les phases suivantes de l’Oeuvre, « vitriol vert » qui finira par devenir le Corps rectifié de la Pierre.

Minoritaire parmi les techniques alchimiques, la voie sèche à partir de l’antimoine commence par une « Oeuvre au Noir » particulièrement spectaculaire : long travail de broyage, clous rougeoyants,  risque d’explosion, fumées sulfureuses, noirceur des scories, blancheur du sel qui verdit au fil des réitérations, jusqu’à  l’apparition miraculeuse de l’étoile au sein du métal étincelant de la « mer » alchimique : le tout se faisant au creuset, qu’il faut  « frapper avec des pincettes » pour déclencher la séparation, tel celui de Melencolia I.

Ajoutons-y l’analogie avec la Noël (à cause de l’Etoile) et avec la Passion (à cause du creuset-croix et des clous). Et le fait que l’apparition de l’étoile, de la « signature astrale », coïncide avec l’élimination progressive des dernières traces de fer : et nous en arrivons à la conclusion renversante que Dürer avait lu Fulcanelli !


La Marque de l’Etoile

Il n’est pas impossible que Dürer, se documentant sur la mélancolie alchimique,  ait assisté dans un atelier de fondeur à une démonstration de fabrication du régule (on peut la trouver de nos jours assez facilement sur Internet [7]). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, rien n’empêche qu’à quatre siècles de distance, deux esprits pareillement imprégnés de références platoniciennes et chrétiennes aient pu concevoir, face à un phénomène proprement miraculeux, des métaphores similaires. Il n’est pas nécessaire que Dürer ait lu Fulcanelli, ni que Fulcanelli ait vu Melencolia I : il suffit qu’ils aient partagé le même mode de pensée analogique.

Maintenant que nous connaissons mieux les ingrédients et le déroulement de l' »Oeuvre au Noir », du moins selon la voie de l’antimoine, nous pouvons rechercher dans la gravure des indications opératoires plus précises, en sus du diagramme théorique que fournit la Machine Alchimique.

L’Esprit du Monde

Nous avons vu dans 5.3 La croix néo-platonicienne que la cloche représente l’Esprit du Monde, et nous avons noté incidemment que, vue de dessus, elle évoque le symbole du soleil ou de l’or : un cercle autour d’un point central. Le texte de Canseliet nous en fournit l’explication : dans la terminologie alchimique, l’Esprit Universel, éternel et incorruptible, est un « or astral« , dont le métal Or est le correspondant terrestre.

L’ingrédient Fer

Le Fer saute aux yeux, sous la forme des trois clous qui ont servi, non à ferrer les chevaux, mais à crucifier le Sauveur. L’image est plus complexe qu’il n’y paraît : tout comme les clous ont transpercé la chair du Christ et en sont ressortis teintés de son sang, ces clous-ci vont entrer et sortir de la matière première à la recherche du principe teintant,  le soufre caché qui y est emprisonné.


L’ingrédient Antimoine

Quant au deuxième ingrédient, la materia prima, nous avons vu qu’elle est symbolisée côté gauche -du côté de l’alchimie théorique – par la boule. Côté droit, on la retrouve de manière plus concrète sous la forme des trois bourses : métal précieux emprisonné dans une gangue à défaire. Trois clous contre trois bourses : égalité.


L’ingrédient Sel

Les six clés symbolisent, comme nous l’avons vu  (7.2 Présomptions), le Feu secret ou le vitriol : de même que la clé entre et sort dans la serrure, le sel entre et sort durant les purifications, mais ne demeure pas dans le régule. De plus, les clés sont situées sur la même verticale que les clous, sous le carré magique et la cloche.  Elles ont, tout comme les trois pointes martiales, la capacité d’attirer, au travers des nombres, l’influence de l’Esprit Universel.

La conjonction


Les trois ingrédients entrent dans le réacteur par la pointe du triangle « Solve », comme insérées par la main droite de Melencolia. Il est remarquable que la gravure évacue l’aspect négatif de la « nigredo » et ne fasse pas du tout allusion aux scories noires qui montent en haut du creuset (le « capuut mortuum » ou « tête de corbeau »). L’accent est mis sur la « conjonction »  plutôt que sur la « séparation » : à peine les vapeurs sulfureuses sont-elles évoquées par la chauve-souris qui s’enfuit.

Des bourses au livre

  Matière feuillée

Des trois pointes de fer mises dans le réacteur, on n’en voit plus que deux au niveau du compas :  et la main droite de Melencolia, qui a l’air de tenir une des deux pointes restantes, est plutôt en train de l’extraire, à la manière d’une aiguille fichée dans son giron.

Tandis que le fer commence à s’éliminer, la matière première commence quant à elle à s’ouvrir : le livre est encore fermé, mais moins hermétiquement que les bourses. Le livre ouvert serait d’ailleurs, selon Fulcanelli, une métaphore de la matière complètement préparée :

«…un ange expose le livre ouvert, hiéroglyphe de la matière de l’œuvre, préparée et susceptible de manifester l’esprit qu’elle contient. Les sages ont appelé leur matière Liber, le livre, parce que sa texture cristalline et lamelleuse est formée de feuillets superposés comme les pages d’un livre ». Fulcanelli ([F]  I, p.296)


Du livre à l’ardoise

A la métaphore du livre ouvert, Dürer a préféré celle de l’ardoise : surface aplanie et libre, juste maintenue par ses bords. Le fer continue de s’éliminer : il ne reste plus qu’une pointe, celle du stylet du putto, guettée par la tenaille. Le petit roi s’anime et griffonne, encore maladroitement, son signe.


De l’ardoise au paysage


Le paysage maritime évoque assez précisément le contenu du creuset à la fin des purifications : le Premier Mercure, encore liquide, commence à se solidifier sur le bord. L’arc-en-ciel-aquarium représente le vitriol, vase chargé d’esprit cosmique qui se forme toujours au-dessus. Enfin, l’étoile marque l’élimination complète du fer, qui en disparaissant a apposé sur la surface de séparation sa griffe rayonnante.

Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

Les métaphores du sel

Bizarrement, les objets marqués par le nombre six semblent tous faire référence au Sel, illustrant les différents rôles que la tradition alchimique lui prête.


Les six clés rappellent son pouvoir, en tant que feu secret,  d’ouverture de la matière.



Le sablier à six faces et deux compartiments signale sans doute qu’il s’agit d’un sel double, composé de salpêtre (sorti de la terre) et de rosée (tombée du ciel) à la lumière de la lune (le cadran en forme de croissant). De plus, c’est un symbole de Mort : il illustre donc plus particulièrement le rôle du sel lors de la phase sombre de l’Oeuvre au Noir, la phase de Séparation.


La balance à six cordons symbolise son rôle de pacificateur, de médiateur des contraires, qu’il commence à acquérir lors de la phase de Purification.



Enfin le polyèdre à douze sommets indique qu’une fois devenu vitriol,  il constituera le Corps rectifié de la Pierre.


Dans 5.3 La croix néo-platonicienne, nous avons constaté que la diagonale descendante de la gravure, l’alignement « chrétien », se prêtait à  trois niveaux de lecture :

  • en premier lieu comme une figure de l’aller-retour entre le divin et l’humain, entre ces trois événements prodigieux que sont la Nativité, la Passion, puis le Retour de Jésus ;
  • en deuxième lieu,  comme une trajectoire où des signes, émis par l’artiste d’ici-bas,  croisaient un signe émis par l’Artiste d’en haut ;
  • en troisième lieu, comme une séquence, indiscutable mais relativement impénétrable, de l’évanouissement du fer.

L’hypothèse du régule fournit un cadre conceptuel qui permet d’unifier la lecture christologique, la lecture sigillaire et la lecture ferrique de l’alignement chrétien, autour d’une idée commune que nous pourrions baptiser : la marque de l’Etoile.

Planche 2
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Mais elle enrichit tout autant la lecture de l’alignement perpendiculaire :  les objets que nous avions nommé les « harmoniques » du polyèdre, porteurs du sceau de Salomon,  symbolisaient dans une optique platonicienne, la synthèse des Eléments et la descente de l’Esprit Universel vers la matière. Nous subodorons, maintenant, qu’ils pourraient constituer autant de métaphores du Sel, ce principe qui porte, dans la vision alchimique, les mêmes idées de conciliation et de captation des influences célestes.

Ce qui rend l’hypothèse du régule particulièrement irritante, c’est qu’elle fonctionne si bien, tout en étant hautement acrobatique d’un point de vue historique. Car le Sel ne fera sa pleine apparition dans la doctrine alchimique, en tant que troisième principe harmonisant le Soufre et le Mercure, qu’en 1531, dans le Liber paramirum de Paracelse. Remarquons cependant que la « machine alchimique » de Melencolia I est, quant à elle, strictement binaire : si le sel figure bien dans la gravure, c’est en tant que feu secret,  énergie motrice et adjuvant tombé d’en haut, plutôt que comme un principe à part entière.

Planche 7
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Pas plus que nous ne savons avec certitude si Dürer a assisté en personne à la chute de la météorite d’Ensisheim, nous ne saurons s’il a vu de ses yeux l’apparition de l’étoile réguline. Toutes les idées sur l’antimoine et le rôle du Sel ne seront popularisées qu’au début du XVIIème siècle, dans les écrits attribués à Basile Valentin, ce pseudo-moine bénédictin supposé avoir vécu un siècle avant Dürer : les historiens jurent qu’il n’a jamais existé, Canseliet pense plutôt que si.


Planche 11
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Melencolia I est le fruit prématuré, hors normes et hors saisons, d’une époque d’intense brassage où tous les concepts se superposent et s’interchangent. Qu’elle baigne dans un climat intellectuel chrétien et platonicien, qu’elle soit porteuse d’interrogations esthétiques et pré-scientifiques, c’est l’évidence. C’est pourquoi  il serait réducteur d’en faire un manifeste ésotérique qu’il s’agirait de pour les uns de décrypter, pour les autres de réfuter.  Ce n’est pas une gravure alchimique, mais une gravure composée dans le style alchimique : un microcosme savamment organisé pour faire interagir des symboles, déclencher des analogies en chaîne, des avalanches de significations et des coïncidences en cascade : une invitation à la pensée parallèle, où il s’agit tantôt de décaper l’oeuvre couche par couche, et tantôt de la contempler dans toute sa riche épaisseur.

Sans oublier l’Ironie, gousse d’ail et clystère de la pensée, indispensable à tout véritable Alchimiste.

Jos Ratinckx, L’alchimiste

Références : [1] Une explication complète du Grand Oeuvre selon la voie sèche, avec photographies
http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives-2012/voie-traditionnelle-au-creuset/ [2] Fulcanelli, Les Demeures Philosophales [3] Les Fondements de l’Alchimie de Newton, Betty Jo TEETER DOBBS, 2007 [4] Les douze clés de la philosophie, traduction et commentaires de E.Canceliet, éditions de Minuit, 1960 [5] L’Alchimie expliquée par ses textes classiques, E.Canceliet, p 199 [6] Atorène, le Laboratoire Alchimique [7] Une explication complète de l’obtention du régule martial, avec photographies
http://alchimie-pratique.kruptos.com/separation.html