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Gagner la guerre. Fiction pour feindre

Par Balndorn
Gagner la guerre. Fiction pour feindre
« Vous qui êtes en train de me lire, ne le faites-vous pas pour vous distraire ? Et, quoique vous sachiez que je suis une inqualifiable crapule, n'êtes-vous pas un peu mon ami ? »Benvenuto Gesufal ne croit pas si bien dire. Le maître-assassin du Podestat de la République de Ciudalia connaît le moyen le plus sûr de s’attacher des fidélités : raconter des histoires.Et ce qui vaut pour les mémoires d’un assassin vaut aussi pour l’écrivain. Entre Benvenuto et Jean-Philippe Jaworski, quels autres liens ?
Mytho-politique
Avec Jaworski, la fantasy prend des airs intellectuels, sans perdre son caractère divertissant. En-dehors de ces œuvres proprement littéraires, l’écrivain a produit quelques articles, dont les seuls titres orientent la lecture de ces romans. À titre d’exemple : « Le Seigneur des Anneaux : un roman mythopoétique ». « Mythopoétique » : « l’art de créer une histoire ». Les grands mots sont sortis. Et pourtant ils caractérisent le travail littéraire de Jaworski.Gagner la guerre s’inscrit dans la droite lignée de Janua Vera, au sein duquel apparaissait déjà Benvenuto Gesufal. D’un point de vue strictement diégétique, Gagner la guerreprolonge la nouvelle « Mauvaise donne ». À l’échelle métalittéraire, le roman complète le recueil de nouvelles. Si cette dernière construisait le monde du Vieux Royaume en tant que faisceau d’histoires entremêlées, le roman, lui, présente l’histoire comme une construction subjective à visée idéologique. Se sentant abandonné par son patron et isolé au milieu de la grande cité, Benvenuto décide de coucher sur le papier sa version des faits, de manière à se protéger en cas de pépin.C’est-à-dire que l’écriture a une fonction essentiellement politique. Elle vise à convertir à son point de vue les innombrables constituants du corps social. Pour revenir à l’étymon du mot « fiction », fingere, elle feint avant toute chose. Dissimule, camoufle, obstrue, de manière à mettre en place un dispositif de conversion. La définition même de ce que je nomme « esth-éthique » au fil de mes critiques.
Poéthique de l’immanence
Ce n’est donc pas un hasard si Gagner la guerre prend pour cadre la cosmopolite Ciudalia. Au sein du Vieux Royaume, la République est le seul État où la politique consiste à obtenir l’aval de l’ensemble des couches sociales – même si c’est en les bernant – à la différence du despotique royaume de Ressine ou du monarchique duché de Bromael. Mais il s’agit ici d’une politique bien particulière. Une politique immanente, très inspirée du Prince de Machiavel, qui part des réalités existantes pour les transformer à son avantage.L’écriture de Jaworski obéit à cette même logique. Immanente elle aussi, elle part du point de vue d’un des acteurs de ce monde. Elle n’a donc rien d’exotique, puisqu’elle ne cherche pas à présenter un univers autre à son lecteur. Au contraire, elle recherche la familiarité, la connivence avec lui, comme s’il connaissait déjà les rouages de ce monde. Rouages politiciens qui, par bien des points, le renvoient à son propre univers. Le mythopoétique est donc aussi « « mythopolitique ». Envisageons une définition de ce dernier terme : « raconter une histoire qui fédère pour sauvegarder ses intérêts ». Au sein de Ciudalia, les belles histoires qu’on se raconte à propos de la guerre contre Ressine ou les somptueuses peintures que les grandes familles s’arrachent n’ont pas l’esthétique pour finalité. Elles servent avant tout un projet politique de maintien du pouvoir.Dans sa construction des mondes, Jaworski a donc une approche singulière au sein de la fantasy et des littératures de l’imaginaire en général. Ce qui lui importe, c’est de représenter le monde en tant que représentation du monde par les acteurs même qui le font (ici, Benvenuto et les peintres ciudaliens). Et, ce faisant, de prouver la force idéologique – esth-éthique, ajouterai-je – de la littérature, capable de faire et défaire les univers.
Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski, Les Moutons Électriques, 2009, 684 p.
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