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L’œuvre d’art, archive de la mémoire : interroger l’histoire

Publié le 02 mars 2018 par Aicasc @aica_sc

Dimanche 25 Février, la Fondation Clément proposait, dans le cadre de l’exposition Afriques : artistes d’hier et d’aujourd’hui,  une table ronde animée par Françoise Monnin, rédactrice en chef d’Artension avec trois  artistes présentés dans le volet contemporain de l’expositionMalala Andrialavidrazana, Omar Victor Diop, Hassan Musa et deux artistes résidant en Martinique Bruno Pédurand et Agnès Brézéphin. Cette rencontre avait pour  thème  L’œuvre d’art, archive de la mémoire : Comment les artistes interrogent-ils l’histoire et comment l’œuvre se constitue-elle entre démarche artistique et archive ?  Les cinq artistes présents partageant en effet la pratique de l’appropriation et de la reconfiguration de documents préexistants.

L’œuvre d’art, archive de la mémoire : interroger l’histoire

Débat du dimanche 25 Février- Photo de MICHELE ARRETCHE

Françoise Monnin a commencé par demander aux artistes comment ils interrogeaient l’histoire dans leurs œuvres, ce qui a permis de préciser le positionnement de chacun vis-à-vis de la mémoire et des documents d’archives. Tous relient biographie et histoire. Omar Victor Diop se met en scène dans des vrais faux autoportraits dans lesquels il se travestit en personnages importants de la diaspora noire, en ajoutant à la reprise d’une peinture historique, des détails du monde actuel. Hassan Musa, assemble des images aux ciseaux pour donner à voir des choses sous un certain angle. L’artiste a éclairé sa démarche par une très très jolie histoire de son enfance, quand, passionné de cinéma, il assistait aux séances en plein air de son village. Lors des projections les derniers arrivés devaient se contenter de places depuis lesquelles l’image était déformée. Chaque film étant projeté un grand nombre de fois, il  lui arrivait de voir le même film depuis plusieurs places différentes ; l’image étant plus ou moins déformée selon les places où il s’asseyait. C’est cette idée de la déformation à partir d’un certain point de vue, qui l’amène à ses récits d’histoires rapiécées dans des patchworks de tissus et tapisseries. Les deux artistes puisent dans l’histoire de l’art – Boucher,  Raphaël, Velasquez, Girodet, Delacroix, mêlant ainsi l’intime à la mémoire partagée. Malala Andrialavidrazana réunit  des archives d’origines diverses, des cartes anciennes,  des billets de banque, des pochettes de disque… quasiment toujours des images qui circulent largement. Mais la mémoire commune rencontre ici aussi la mémoire intime, quand les timbres qu’elle introduit dans ses créations sont ceux de son père, ou quand la pochette est celle d’un disque maintes et maintes fois écouté. Mêlant les sphères intimes et publiques, les trois artistes créent des œuvres d’une grande force politique et critique. Agnes Brézéphin- Coulmin et Bruno Pédurand se concentrent sur des archives privées, photos familiales pour la première et portraits de la rubrique nécrologique du journal local pour le second. C’est le respect du savoir faire  et de l’objet de précision, leur nécessaire préservation qui guident Agnès Brézéphin – Coulmin. Bruno Pédurand, par sa pratique spécifique et son usage d’un médium instable, le noir de fumée,  questionne la volatilité de la mémoire et la problématique de la conservation de l’art. Par ailleurs, alors qu’Agnès Brézephin – Coulmin travaille sur le document original ancien, les quatre autres transposent l’image au moyen du dessin, de la photo, de l’ordinateur, du noir de fumée.

En demandant  aux artistes s’ils pensaient pouvoir créer sans faire appel à la mémoire, la médiatrice a évoqué Dada, et le besoin de faire table-rase, de perdre la mémoire, brûler les livres d’histoire de l’art et les musées pour enfin respirer et créer, repartir de « zéro »

Face  à cette question, Bruno Pedurand a eu ce joli mot : la mémoire n’est pas une assignation à résidence, manière de dire qu’on doit parfois s’extraire du devoir de mémoire. Le besoin de l’oubli, de trier dans les souvenirs a aussi été évoqué (et pourtant la mémoire, dirait Paul Ricoeur, n’est qu’une organisation de l’oubli). En général les artistes semblent penser que chacun fabrique sa mémoire et qu’elle peut devenir la matière première de l’œuvre. Faire table rase de la mémoire est une proposition étonnante. On comprend que les dadaïstes voulaient s’affranchir des normes et de création et de monstration. Cependant,  la transgression confirme la règle, comme les marges tiennent le centre.  Maurice Halbwachs nous a appris que la mémoire individuelle était plutôt collective, et Lukacs, Berger et Luckmann nous ont montré que nous sommes tous carrément constitués de mémoire… étonnant que des artistes qui travaillent justement sur la mémoire puissent penser pouvoir s’en affranchir….

En replaçant la question de la mémoire sur plusieurs échelles, intime, nationale, mondiale, Françoise Monnin leur a demandé alors si l’artiste peut se contenter du « Je » ou s’il doit privilégier le « Nous » ?

Question un tantinet rhétorique et à laquelle il a été répondu  comme attendu, par le va et vient constant entre plusieurs « je » et plusieurs « nous » nourrissant l’œuvre. En répondant plus particulièrement sur la « mémoire mondiale », Hassan Musa a utilisé l’expression « butin de guerre » pour désigner l’histoire de l’art occidentale qu’il  s’approprie largement dans ses compositions très ironiques. Une expression qui résonne fortement  avec l’anthropophagie brésilienne. Oui le monde occidental moderne est le butin de guerre des vaincus de la colonisation.

La question de l’identité africaine a été posée vis-à-vis des œuvres de la partie artistes d’hier de l’exposition Afriques.  Ignorant la mention des pièces anciennes, les artistes ont questionné le concept d’Afrique. Victor Omar Diop a eu une réflexion intéressante, disant qu’il fallait à chaque énonciation de ce mot, savoir de quel projet d’Afrique on parlait , renforçant l’idée d’une intention derrière une dénomination générique, qui recouvre des choses différentes selon celui qui l’utilise . Tous ont souligné qu’ils ne se sentaient pas « africains » parce qu’il s’agit là d’une étiquette projetée de l’extérieur sur une réalité complexe. Cette affirmation ne surprend pas venant de Malala Andrialavidrazana, qui est malgache. A Madagascar la question de l’appartenance au continent africain fait débat régulièrement. Géographiquement l’île est rattachée au continent mais l’insularité et même son peuplement la tiennent à part sur le plan culturel, social et économique.  Ce n’est pas étonnant non plus de la part de Bruno Pedurand ou Agnes Brézéphin, l’Afrique n’étant qu’une des composantes des identités caribéennes.  Cela peut surprendre toutefois de la part d’un sénégalais ou d’un soudanais. On comprend bien que les artistes voient dans la dénomination « artiste africain », une sorte de niche, qui a le bon côté de les introduire sur le marché de l’art, mais qui pourrait avoir le mauvais côté de réduire la portée universelle de leur création. En effet, les artistes surfent sur la mode Afrique, au parfum d’exotisme, mais ne sont pas dupes et ne se laissent pas enfermer dans une dénomination à laquelle ils ne souscrivent pas. Il est certain que personne ne parle d’art européen ou de l’art des Amériques par exemple et l’idée d’un art caribéen ne va pas de soi non plus. Tout cela tient la route. Cependant, il existe une Afrique subsaharienne. Et à la Fondation Clément, les pièces d’art contemporain contemplent les pièces d’art ancien venant de divers coins de l’Afrique subsaharienne. Si  on ne veut pas utiliser le mot territoire, on ne peut pas nier que l’espace porte sur le long terme des marques de la mémoire. L’espace détermine de façon très profonde nos très peu individuelles mémoires intimes. Les artistes savent mieux que personne ce qu’ils ont mis dans leurs créations. Les regardeurs savent mieux que les artistes ce qu’ils (les regardeurs) y voient. Mais il est certain que le même espace-mémoire porté et inscrit sur les pièces d’art ancien exposées dans les salles Carrée et Cuverie de la Fondation Clément, informe de façon subtile et surement pas univoque les créations contemporaines exposées dans la Nef.

Dominique Brebion et Matilde dos Santos

Les artistes :

Malala Andrialavidrazana, née à Madagascar en 1971, installée à Paris au début des années 1980, diplômée en architecture et lauréate du prix HSBC  pour une série de photographies évoquant les coutumes funéraires à travers le monde, a participé à Photoquai en 2011 et exposé à la Maison Rouge à Paris en 2014. Elle privilégie à ses débuts la photographie documentaire et sérielle mais préfère aujourd’hui le photomontage numérique qui lui permet de détourner le sens des images, de déconstruire  les clichés, d’aller au delà des apparences, de dévoiler l’envers du décor, d’analyser les relations entre les héritages traditionnels et la mondialisation.

L’œuvre d’art, archive de la mémoire : interroger l’histoire

Malala Andrialavidrazana
Figures 1838, Atlas Elémentaire

Agnès Brezephin- Coulmin,  graphiste, créatrice d’une police de caractère typographique pour l’alphabet créole, le « Coolie »est  professeur d’arts graphiques au Campus Caribéen des arts depuis 1997.  Sa  dernière exposition individuelle, Insectes, à Tropiques – Atrium scène nationale a remporté un vif succès. Sur des photos anciennes, des photos de famille récoltées ici ou là, parfois même acquises chez des brocanteurs, l’artiste coud et brode. La broderie, le graphisme, les pacotilles ajoutent aux photos du relief ainsi qu’une dimension poétique et surtout fonctionnent comme un langage pour construire un récit.

L’œuvre d’art, archive de la mémoire : interroger l’histoire

Agnès Brézéphin- Coulmin

Hassan Musa, né en 1951 au Soudan, docteur en histoire de l’art de  l’université de Montpellier après un cursus à l’université de Khartoum est calligraphe et  graveur. Il crée des  dessins à l’encre et à la peinture sur de grands morceaux de tissus imprimés assemblés à la machine à coudre à la manière des quilts américains et où s’entrechoquent dans l’un, un personnage hybride doté du buste de Ben Laden appareillé à un nu féminin de François Boucher, des Harley Davidson, du texte  et des drapeaux américains et dans l’autre, un Saint Georges terrassant le dragon emprunté à Raphaël dans un tourbillon de tasses en porcelaine fine. L’œuvre présentée à la Fondation Clément fait directement allusion à la critique de Wolé Soyinka  contre la négritude de Leopold Sedar Senghor et Aimé Césaire. Ses œuvres offrent une relecture critique et ironique du monde d’aujourd’hui.

L’œuvre d’art, archive de la mémoire : interroger l’histoire

Hassan Musa
SuzaEldersIFK

Bruno Pédurand, plasticien et professeur au Campus Caribéen des arts de Martinique. Sa  démarche artistique a toujours été centrée autour des images qui, dit–il, s’interposent entre le réel et nous comme le principal mode d’accès à la vérité du monde. L’image devient un matériau autant pour ses qualités plastiques que son contenu symbolique. Il développe aujourd’hui une série de portraits des défunts empruntés à la rubrique nécrologique d’un journal local.

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Bruno Pédurand
Egoun 04

Omar Victor Diop, né en 1980 au Sénégal, abandonne une carrière commerciale pour se consacrer à la création à travers la pratique photographique. Il explore les thèmes de l’identité et interroge la place des Africains dans l’histoire du monde  dans des portraits inspirés de la peinture du XVI et du XVII siècles où il se met lui-même en scène.

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Omar Voctor Diop
Série Diaspora


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