Des Nouvelles en trois lignes, de Félix Fénéon, nous avons déjà parlé, dans un précédent numéro pas si ancien que l’on ait besoin d’y revenir en détail. Il suffit de rappeler que Fénéon rédigea ces faits divers pour le quotidien Le Matin, au début du XXe siècle, et que Jean Paulhan les rassembla des années plus tard en un volume. Fénéon, personnage fascinant, était un écrivain talentueux qui a dédaigné d’écrire. La forme brève a toujours été son domaine de prédilection, l’anonymat son sanctuaire, et il transforma cette besogne alimentaire en un exercice de style tout à fait admirable.
Dans ces compositions lapidaires et caustiques de Fénéon, Apollinaire crut reconnaître les prémices des « mots en liberté » des Futuristes ; l’écrivain américain Luc Sante, qui les a traduites, y voit un « jalon crucial et jusqu’ici méconnu dans l’histoire du modernisme » ; et des amateurs ont eu l’astucieuse idée de créer au nom de Fénéon un compte Twitter qui distille, une par une, ces brèves au format prédestiné ! La diffusion de cette œuvre unique s’est encore renforcée quand le texte est tombé dans le domaine public : depuis 2014, trois éditeurs différents ont publié les Nouvelles, et les éditions Espaces & Signes y ajoutent aujourd’hui leur version, sous la forme d’un florilège intitulé Pourtant, elle respire encore…
Cette postérité est d’autant plus singulière que Fénéon n’a jamais eu l’ambition de laisser une œuvre. Jarry le surnomma « Celui qui silence ». Gourmont s’indigna : « Ne jamais écrire, dédaigner cela ; mais avoir écrit, avoir prouvé un talent net dans l’exposé d’idées nouvelles, et tout d’un coup se taire ? » Rien n’y fit. Fénéon n’aspirait qu’aux « travaux indirects » du secrétariat de rédaction de la prestigieuse Revue Blanche. Lorsque celle-ci ferma ses portes, Fénéon passa brièvement par le Figaro et le Matin avant de se faire galeriste d’art, une évolution évidente pour cet homme qui, tout au long de sa vie, a entretenu un intérêt vif pour la peinture et défendu les avant-gardes picturales de son temps. La critique d’art est peut-être même le seul genre que Fénéon ne rechignait pas (trop) à écrire ni à signer. Les éditions Espaces & signes publient aujourd’hui une sélection d’articles de Fénéon consacrés aux peintres impressionnistes, ses contemporains et ses amis, certains qu’il fréquentait au Café de la Nouvelle-Athènes ou dans les bureaux de la Vogue.
On y trouve Camille Pissarro, qui « apporte au néo-impressionnisme sa mathématique rigueur d’analyse. » Paul Signac, dont les toiles atteignent à une « frénétique intensité de lumière » mais qui sait aussi « traduire la mélancolie des temps gris, emprisonner ses eaux dans des quais. » Degas, dans l’œuvre duquel « les peaux humaines vivent d’une vie expressive. Les lignes de ce cruel et sagace observateur élucident, à travers les difficultés de raccourcis follement elliptiques, la mécanique de tous les mouvements. » Monet, « peintre spontané » aux « irisations acrobatiques », « dont l’œil apprécie instantanément toutes les données d’un spectacle et décompose spontanément les tons. » Cézanne, dont chacune des œuvres « si complexe qu’en soit la texture, apparaît comme un seul bloc de couleur. » Gauguin : « Ses tons sont très peu distants les uns des autres : de là, en ses tableaux, cette harmonie sourde. »L’attention de Fénéon se portant surtout sur la lumière et les couleurs, il s’applique à décrire avec élégance et finesse la forme d’une composition et l’impression qu’elle suscite. Ainsi des Meules de Monet : « l’été, elles s’auréolaient de pourpre en flammèches ; l’hiver, elles ruisselaient au sol leurs ombres phosphorescentes et, sur un ciel d’abord rose puis d’or, elles miroitaient, émaillées bleu par un brusque gel. » Fénéon n’hésite pas à recourir au mot rare, au néologisme pour atteindre à la plus grande précision : « des vents étésiens », « une vue illucescente au proche horizon », « des masses térébrées »…
Mais Fénéon ne se contente pas d’impressions et prouve qu’il a assimilé l’évolution de chaque peintre. Ainsi de Renoir dont il distingue trois périodes : la première, « impressionniste », avec « une palette diaprée de couleurs claires et une exécution par mille touches prestes et enchevêtrées. » ; la seconde, « ingresque », caractérisée par « un tracé comme calligraphique, une couleur réticente et acide, un faire où la collaboration de la brosse et du couteau aboutit à un luisant de porcelaine. » ; la troisième, enfin, qui aboutit à « un dessin de plus en plus ample et volontaire, avec le concours d’un coloris étalé en ondes homogènes. »
L’article qu’il consacre à Seurat est particulièrement précieux car Fénéon en profite pour définir le paradigme impressionniste : « Ils enveloppèrent leurs sujets de lumière et d’air, les modelant dans des tons lumineux, osant même parfois sacrifier tout modelé ; du soleil enfin fut fixé sur leurs toiles. »
Ce bref volume, illustré de reproductions en petit format mais en couleurs des toiles évoquées par l’auteur, permet de comprendre « l’étrange gloire, hors des enquêtes et des anthologies, hors des académies et des journaux » que lui attribuait Jean Paulhan : « Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. »
Antoine Guillaume
Félix Fénéon, Un regard unique sur l’impressionnisme Espaces & Signes, 79 pages, 13€ Félix Fénéon, Pourtant elle respire encore… Espaces & Signes, 80 pages, 12 €