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Les feuilletons, têtes de Turcs des médias saoudiens

Publié le 09 mars 2018 par Gonzo
Les feuilletons, têtes de Turcs des médias saoudiensStars du feuilleton turc en tournée de promotion à Beyrouth (image publiée par Mazen Hayek sur son compte Twitter).

Comment faut-il interpréter cette image postée sur son compte Twitter (très occupé par les politiques français, à commencer par Macron et ses fidèles) par Mazen Hayek (مازن حايك), le porte-parole officiel de la MBC ? Ces « souvenirs des beaux jours du temps passé » comme il l’écrit font référence bien entendu aux grandes heures de la chaîne saoudienne (la première, mais pour combien de temps, au sein du paysage médiatique arabe), lorsqu’elle faisait le buzz en invitant fastueusement à Beyrouth quelques-unes des vedettes de ces feuilletons turcs suivis avec passion par les téléspectateurs du monde arabe. La republication de l’image est donc un commentaire, pour le moins ambigu, de la récente décision saoudienne d’arrêter la diffusion de tout feuilleton turc sur ses antennes.

Inaugurée en 2004, cette passion arabe pour les feuilletons turcs doublés en syrien est devenu un véritable phénomène de société dans la région surtout à partir de 2008 (voir ce billet intitulé Passions turques : un truc de femmes). Un engouement qui n’a jamais cessé si on en croit des données – un peu floues – rappelées dans un article récent publié sur le site égyptien Raseef22 sous le titre « Le feuilleton turc : le soft power qui pénètre tous les foyers arabes ». Les séries turques y sont présentées comme un produit qui ne cesse de battre des records à l’exportation, en particulier dans le monde arabe. Présente dans près de 150 pays, l’industrie turque des médias fait de très bonnes affaires grâce à une demande qui a fait exploser les prix qui sont passés de 500 dollars l’épisode en 2007 à 50 000 pour les grosses machines telles que Le siècle magnifique (« Le harem du sultan » dans sa version arabisée, chroniquée ici).

Pour toutes sortes de raisons (évoquées dans les billets mis en lien), le marché arabe est un gros consommateur avec, en plus des innombrables rediffusions, une bonne quinzaine de séries diffusées par an, soit 15 % de la production annuelle turque environ. Des enquêtes auprès du public affirment que 75 % du public arabe, et tout particulièrement dans le Golfe, regardent au moins une production par an. Si l’on tient compte des produits dérivés en tous genres (voyages, vêtements, gadgets et même exportation de meubles vers les consommateurs saoudiens qui veulent se payer des salons « Alla Turca »…), les feuilletons constituent une mine d’or, tant pour les producteurs turcs que pour les chaînes arabes qui les diffusent, avec les recettes publicitaires qui les accompagnent…

Les feuilletons, têtes de Turcs des médias saoudiens
Dans ces conditions, on a du mal à comprendre la décision de la chaîne MBC de se priver de cette manne en annonçant la « déprogrammation » brutale, au début du mois de mars, de toutes les séries made in Turkey, pour toutes ses filiales et sur l’ensemble du monde arabe. Les folliculaires du régime saoudien ont eu ainsi la difficile mission d’expliquer au public qui les adore que ces feuilletons sont en fait pétris de racisme ottoman anti-arabe (ce qui fait bien rire les mauvaises langues qui soulignent de leur côté que la défense de l’arabité n’émeut les Saoudiens que lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux Iraniens ou au Turcs, alors qu’avec les Israéliens…)

Un peu gêné aux entournures sans doute, Mazen Hayek a « expliqué » de son côté  qu’une telle décision était en définitive un excellent coup de pouce pour l’industrie arabe du feuilleton, laquelle devrait profiter de ce vide imprévu pour placer ses propres produits. À des prix tout à fait intéressants puisque les coûts de production locaux sont très inférieurs à ceux qui sont pratiqués par les studios turcs (mais il oublie de préciser qu’ils sont aussi largement supérieurs, y compris pour les séries « de luxe », aux tarifs en rediffusion, y compris après doublage en arabe).

En bon petit soldat d’une chaîne qui l’emploie depuis plus d’une décennie, Mazen Hayek se garde bien dans ses commentaires de « mettre les points sur les i » comme il décrit son métier sur son compte Twitter. Il passe ainsi sous silence le fait que le boycott des séries turques est une très mauvaise nouvelle pour la chaîne qui l’emploie, la MBC, déjà mise à mal par une série de décisions récentes, à commencer par la mise à l’ombre de son patron Walid al-Ibrahim longuement entendu dans les salons du Ritz-Carlton de Riyadh dans le cadre des « enquêtes » pour des faits de corruption (voir ce billet).

Fragilisée par la défection de Dawood al-Shiryân (داوود الشريان ) parti s’occuper de la concurrence, la MBC va certainement perdre beaucoup en se coupant de sa vache à lait turque. Un article publié sur le sujet par Zakia al-Dirani dans Al-Akhbar libanais avance des chiffres qui me paraissent un peu exagérés mais qui ont le mérite de mettre en évidence les enjeux financiers : entre 20 et 100 millions de pertes pour les finances de la MBC qui risque également de voir une bonne partie de son public (20 % peut-être) migrer vers la concurrence…

En effet, à l’heure où Nasser al-Qasabi (ناصر القصبي), la grande star du feuilleton saoudien (voir notamment ce billet ), annonce sa retraite prochaine, on ne voit pas ce qui pourrait, dans les programmes de la MBC, fidéliser les téléspectateurs saoudiens et arabes. Et fort logiquement ceux-ci vont aller chercher leurs séries favorites ailleurs. En l’occurrence, chez ceux qui sont aujourd’hui les ennemis jurés des Saoudiens, à savoir les patrons de la chaîne qatarie BeIN qui, depuis l’automne dernier, a ouvert un canal pour les feuilletons, notamment syriens !

Je me risque rarement à des prédictions dans ces chroniques mais, dans le cas présent, je ne serais pas autrement étonné que BeIN Drama, le canal qatari en question, élargisse très prochainement son offre à la production turque… À moins que celle-ci ne soit auparavant piratée de façon massive, doublée en arabe, sur YouTube… Dans l’un et l’autre cas, MbS et son équipe, en s’en prenant à ce qui a permis à la MBC de s’imposer comme la première chaîne généraliste de la région, auront une nouvelle fois démontré, après les épisodes remarquables de l’interminable mise en quarantaine du Qatar, de l’épouvantable guerre contre le Yémen et la minable séquestration ratée d’un Premier ministre libanais, qu’ils excellent au moins dans un domaine : l’art de se tirer une balle dans le pied !


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