La galerie parisienne Agathe Gaillard présente une exposition du génie mexicain Manuel Álvarez Bravo. En vitrine, on peut admirer un chef-d’œuvre de l’histoire de la photographie : La Bonne Renommée endormie de 1938. Une femme est allongée de profil sur une couverture posée à même le sol. Elle est nue, ou plutôt quelques bandages entourent ses pieds, laissant voir les orteils et les talons, et cernent ses hanches, laissant tout de même voir la toison noire du pubis. La main droite est posée sur le ventre tandis que la gauche est glissée sous la nuque. La jambe droite est repliée par-dessus la gauche, avec le pied calé contre la cuisse. Elle ferme les yeux. Sur la couverture, quatre fruits semés de piquants donnent à l’érotisme de la scène un aspect trouble, équivoque que les bandelettes blanches pouvaient déjà faire ressentir.
Dans le catalogue de la rétrospective qui s’était tenu au musée du Jeu de paume en 2012, Laura Gonzáles Flores écrit : « … l’œuvre d’Álvarez Bravo peut se comprendre comme une dialectique de la vision : un imaginaire rempli de motifs où il y a une tension entre ce qu’on montre et ce qu’on cache. » Elle ajoute encore : « … l’action de couvrir et de découvrir se déplace de l’observateur au sujet photographié, qui est presque toujours une femme chez Álvarez Bravo : le modèle, apparemment absorbé, fait un geste pour exposer son corps, qui devient ainsi un spectacle pour l’autre. »
Le titre est important. Des vers d’Octavio Paz insistent sur cette question :
« Les titres de Manuel
ne sont pas des mots en l’air :
ce sont des flèches verbales,
des signaux incandescents
L’œil pense,
la pensée voit,
le regard touche,
les mots brûlent. »
Certains titres se contentent de nommer ce que l’on peut voir comme Matelas (1927), Étude d’arbre (1930), Rideau (1930), Deux paires de jambes (1928-1929), Mèche (1945)… Ouvrier en grève, assassiné (1934) est un titre qui donne son sens politique à cette œuvre forte qui représente un homme gisant à terre et baignant dans son sang. D’autres sont plus énigmatiques. En 1937, Álvarez Bravo réalise La Terre même : une femme indigène, adossée debout à un mur, est enveloppée dans une couverture posée sur les épaules et qui laisse voir la gorge et des seins lourds. Va-t-elle se dévoiler entièrement ? Que signifie ce regard dans lequel semble poindre une mélancolie douloureuse ? Qu’est-ce que la terre dans cette image ? Je me garderai bien de tenter de déchiffrer ce mystère, de peur de faire de la littérature.
Manuel Álvarez Bravo a excellé dans tous les genres de la photographie : paysages, scènes de rues, nus, vues d’architecture, portraits… On sent dans chacun de ses clichés et dans l’ensemble de son parcours une passion folle pour cet art. Mais qui était-il ? Manuel Álvarez Bravo naquit le 4 février 1902 à Mexico. Après des petits boulots pour subvenir aux besoins de sa famille, il étudie la littérature, la musique et la peinture. En 1924, il fait l’acquisition de son premier appareil photographique et remporte, deux ans plus tard, un concours dans une foire agricole. En 1927, avec son épouse Lola Martinez de Anda, il ouvre un studio de portraits. L’année suivante le premier salon mexicain de la photographie présente ses œuvres. Les expositions suivent, à Berkeley, Séville ou Mexico. Par l’intermédiaire de Tina Modotti, il fait la connaissance de Diego Rivera. En 1932 a lieu sa première exposition personnelle dans une galerie. De nombreuses revues publient ses œuvres et il commence à s’intéresser au cinéma, tout en donnant des cours de photographie. En 1935, il travaille au ministère de l’Éducation publique pour la « propagande de l’implantation de l’École socialiste ». La revue de la Ligue des écrivains et artistes révolutionnaires mexicains publie Ouvrier en grève, assassiné. Diego Rivera lui présente Trotski et André Breton qui publiera un article enthousiaste sur son œuvre dans Minotaure.
En 1940, Breton organise une Exposition internationale du surréalisme à Mexico à laquelle Manuel Álvarez Bravo participe. Touché par la mort de Tina Modotti, il écrit un texte sur elle à l’occasion d’une rétrospective. Il expose au MoMA de New York qui lui a acheté neufs œuvres. Le cinéma le requiert de plus en plus comme photographe de plateau, de films de Buñuel par exemple, mais il s’essaie aussi à la réalisation. Manuel Álvarez Bravo expose beaucoup, photographie beaucoup, notamment des œuvres d’art mexicaines ou des sites archéologiques. La première rétrospective a lieu au Palais des Beaux-Arts de Mexico en 1968, suivi d’une autre au MoMA en 1971. Deux ans plus tard, quatre cents photographies entrent dans les collections du musée d’Art moderne de Mexico. Après avoir montré son œuvre à Chicago, Londres, Paris, Milan, les X° rencontres d’Arles le mettent à l’honneur. En 1982 paraît le livre Instante y revelación, accompagné de poèmes d’Octavio Paz. Il organise plusieurs expositions dans divers musées. La fin de sa vie le voit couronné d’honneurs plus que mérités, avant de mourir le 19 octobre 2002.
Lors d’un voyage à Mexico, j’avais rencontré quelqu’un qui avait bien connu Manuel Álvarez Bravo, qu’il appelait « Don Manuel », et qui me raconta qua dans ses dernières années, il ne prenait plus de clichés mais regardait le monde à travers ses doigts disposés en triangle : il voyait encore des cadrages, des photographies possibles, la passion ne l’avait pas quitté.
Franck Delorieux
Songes mexicains, Colette Urbajtel et Manuel Álvarez Bravo Exposition à la galerie Agathe Gaillard Du 8 février au 31 mars 2018