Retrouvez le très bel article de Laurent Grzybowski sur La Vie
Laurent Grzybowski, au Tchad publié le 01/03/2018
© Roberta Valerio pour La VieIls ont entre 18 et 25 ans et s’engagent pour leur pays. Nous sommes allés à leur rencontre à l’occasion de la campagne de carême du CCFD-Terre solidaire
Le pick-up file à vive allure sur la piste défoncée, tandis qu’une poudre de sable orange charriée par le vent gêne la visibilité. Entassés sur le plateau arrière du véhicule, une dizaine de jeunes, garçons et filles, s’accrochent les uns aux autres pour ne pas risquer d’être éjectés du véhicule, dont les suspensions sont mises à rude épreuve. Dans une ambiance joyeuse, ils jouent à se faire peur, poussent des cris qui se transforment aussitôt en éclats de rire. Florence, Léonie, Mariam, William, Ephraim, Prudence, Nassourou, Mical, Osborn, Hababa, Achta et les autres font partie d’une troupe de théâtre qui s’apprête à donner un spectacle en pleine brousse, dans le petit village de Bakaya, dans le sud du Tchad.
Chaleureusement accueillis par la population, rassemblée à l’ombre d’un immense manguier, les membres de la troupe saluent le maire du village et le chef de terre coutumier avant d’enfiler leurs costumes et d’entrer dans la peau de leurs personnages. Dans l’assemblée, des enfants aux yeux écarquillés et des parents captivés par ce qu’ils découvrent. Entre deux applaudissements nourris, les rires fusent. Le public est ravi, les comédiens jubilent. « La scène que nous jouons, confie Alida, décrit les relations conflictuelles au sein d’une famille, entre un père et sa fille qu’il veut marier de force. » Une manière de dénoncer, sur un mode humoristique, les violences faites aux femmes.
© Roberta Valerio pour La Vie © Roberta Valerio pour La VieMère célibataire d’un petit garçon de 10 ans, Alida sait de quoi elle parle. Elle fait partie de l’association des jeunes filles pour l’autonomisation, basée à Kélo (la préfecture voisine), qui se bat contre l’excision et les mariages précoces. « Il ne fait pas bon être une femme au Tchad », affirme cette « fille-mère », avec de la colère dans la voix. « Fille-mère », c’est ainsi qu’elle se nomme avec défi, dans un pays où il est très mal vu pour une femme d’être célibataire, surtout lorsqu’elle a un enfant. « Ici, une maman isolée est considérée au mieux comme une femme de mauvaise vie, au pire comme une prostituée. De toute façon, avec ou sans mari, nous n’avons pas voix au chapitre, car nous sommes plus souvent considérées comme des marchandises que comme des personnes à part entière. »
De toute façon, avec ou sans mari, nous n’avons pas voix au chapitre, car nous sommes plus souvent considérées comme des marchandises que comme des personnes à part entière.
– Alida, mère d’un petit garçon de 10 ans
Officiellement interdites, les mutilations génitales féminines demeurent encore très répandues au Tchad. Elles sont pratiquées en majorité dans le sud, le centre et l’est du pays. Selon les chiffres officiels publiés entre 2010 et 2014 par le gouvernement, 44,2% des femmes âgées de 15 à 39 ans en auraient été victimes. Ce chiffre serait descendu aujourd’hui à 38%, ce qui reste considérable. En cause, l’ignorance, le poids de la tradition, les interprétations religieuses et, surtout, le statut inférieur des femmes. « Certaines communautés considèrent cette pratique comme un rite initiatique, marquant le passage de l’enfance à l’âge adulte, et il est très difficile d’aller à l’encontre de cette tradition », déplore Victor Djenaissem, responsable de la Coalition des associations de la société civile de Kélo, l’une des organisations civiques tchadiennes soutenues par le CCFD-Terre solidaire.
© Roberta Valerio pour La Vie« Les femmes portent une part de responsabilité dans les maux qui les accablent », juge Alida. « Notre capacité à endurer la souffrance et la douleur, sans rien dire, a permis à ces pratiques néfastes de perdurer. Il est temps que cela change », affirme cette militante féministe qui dénonce aussi les mariages forcés, qu’ils soient précoces ou arrangés. Il n’est pas rare au Tchad d’offrir (de vendre) sa fille au plus offrant, dès l’âge de 12 ou 13 ans. D’après les statistiques du gouvernement, bien que cette pratique soit interdite par la loi, un tiers des femmes sont mariées avant l’âge de 15 ans, et deux tiers avant l’âge de 18 ans. Ce taux varie selon les régions et oscille entre 84% dans certaines zones rurales – où l’enlèvement des filles est monnaie courante – et 52% à N’Djamena. Le phénomène est profondément ancré dans certaines communautés ethniques, que les familles soient chrétiennes ou musulmanes. Les pesanteurs socioculturelles, la pauvreté et les inégalités hommes-femmes en constituent les causes principales. Pourtant, les experts sont formels : le mariage précoce nuit à la santé des jeunes filles, mais aussi à leur scolarisation et à leur intégration dans la société. Sur le plan sanitaire, cette pratique met leur vie en péril et engendre des complications liées à la grossesse en bas âge, principale cause de mortalité parmi les jeunes de 15 à 19 ans.
Il faut surtout faire évoluer les mentalités et changer le regard que les hommes portent sur les femmes.
– Mélissa, 19 ans, engagée pour la promotion féminine
Ces dernières années, le gouvernement d’Idriss Déby, président du Tchad depuis bientôt 28 ans, a bien promulgué des lois – notamment l’ordonnance n°006 du 14 mars 2015 interdisant le mariage des enfants –, mais elles ne sont pas ou peu appliquées. « Et puis, de toute façon, il faut surtout faire évoluer les mentalités et changer le regard que les hommes portent sur les femmes », lance Mélissa, 19 ans, très engagée elle aussi pour la promotion féminine. Elle fait partie de cette génération qui n’accepte plus la fatalité. Comme elle, de plus en plus de jeunes s’engagent dans une démarche citoyenne pour améliorer la vie de leur pays (l’un des plus pauvres du monde) et soigner les maux qui gangrènent la société tchadienne.
© Roberta Valerio pour La VieÀ N’Djamena, des jeunes de l’association Ambassadeurs de paix s’engagement contre les violences scolaires qui touchent autant les professeurs que les élèves. Fatimé (ci-dessous), médiatrice de la paix, sensibilise ses camarades.
© Roberta Valerio pour La VieProblèmes de scolarisation des filles ou des enfants nomades, consommation de drogues, violence dans les écoles ou dans les quartiers, chômage massif des jeunes, sida, conflits intercommunautaires (souvent plus ethniques que religieux), atteintes aux droits de l’homme… Dans un pays où les moins de 35 ans représentent 81% de la population, les défis à relever sont multiples. Tandis qu’un jeune sur deux est au chômage, 45% des Tchadiens n’ont pas accès à l’eau potable. Il y a cinq ans, des centaines de lycéens et d’étudiants ont participé, dans 11 villes, à l’élaboration d’un cahier de doléances dans lequel ils ont dressé un état des lieux et formulé des revendications et des propositions concrètes pour apporter leur contribution au développement du pays. Intitulé « Jeunes artisans d’une nouvelle citoyenneté au Tchad », ce document d’une quinzaine de pages a été remis au gouvernement. Dans le quartier populaire de Farcha, à N’Djamena, un comité d’action s’est constitué pour assurer le suivi de ces propositions. « Puisque l’État ne fait rien, nous, les jeunes, nous avons décidé de ne pas rester les bras croisés », explique Mohamad, qui veut contribuer à « renforcer la solidarité des habitants de l’arrondissement ». Avec ses camarades, ce jeune ingénieur a lancé des groupes de nettoyage afin d’améliorer la propreté du quartier. « Nous avons réduit les déchets et les eaux stagnantes qui favorisent la prolifération des moustiques », relate-t-il fièrement. D’autres œuvrent à la prévention du sida, en organisant des réunions où l’on parle librement de sexualité – un sujet tabou – et distribue des préservatifs.
Hassan, 23 ans, mène de son côté un travail de sensibilisation pour lutter contre les violences scolaires et contre, dans certains lycées, des fauteurs de trouble. « Les professeurs sont parfois insultés ou malmenés par des élèves, fils de généraux ou de responsables politiques, raconte cet étudiant en droit. Des intouchables, protégés par leurs parents. Un directeur d’établissement a même été renvoyé parce qu’il avait osé sanctionner l’un d’eux. Ce n’est pas acceptable. »
Certains jeunes n’ont jamais appris ce qu’est le respect mutuel.
– Djibrine, 21 ans, lycéen et membre du mouvement des Ambassadeurs de paix
Cette violence touche aussi les jeunes entre eux, pour des histoires de cœur, de trafic de drogue (en fait, des médicaments comme le Tramadol) ou à cause de rivalités ethniques qui, au Tchad, prennent parfois de dangereuses proportions. « Ces jeunes n’ont jamais appris ce qu’est le respect mutuel », se désole Djibrine, 21 ans, élève de terminale au lycée moderne de Guinebor, dans l’ouest de N’Djamena. Membre du mouvement des Ambassadeurs de paix, il a suivi une formation à la médiation non violente, après avoir étudié les textes de Martin Luther King et de Nelson Mandela. Dans chaque classe, deux médiateurs, formés comme lui, se relaient pour gérer les conflits du quotidien et tenter d’y apporter une solution.
© Roberta Valerio pour La VieAu lycée n°1 de Kélo, Léonie, 20 ans, élève de première, intervient dans les classes pour la prévention contre le sida. Catholique pratiquante, elle fait partie de la même association féminine que ses amies musulmanes. Un engagement fort qu’elle justifie par sa foi.
Dans l’enceinte du lycée, la violence est partout. Se faisant difficilement respecter, les professeurs, dont le niveau de compétence laisse à désirer, sont confrontés à du chahut. Sur les murs des escaliers, des inscriptions telles que « Je t’encule Nègre » ou « Vive le djihadisme » en disent long sur le mal-être d’une jeunesse qui ne se fait guère d’illusions quant à son avenir. Pas facile, dans ces conditions, d’être des « médiateurs de paix ». Et pourtant, comme Fatimé, ces jeunes volontaires y croient ! Élève de terminale, cette jeune fille de 19 ans, discrète et souriante, espère devenir magistrate. « Mon père m’encourage, mes oncles pas. L’avenir est un combat, vous savez », dit-elle d’une voix douce.
Qu’il soit physique ou mental, le handicap est perçu au Tchad comme une malédiction.
– Toïma, secrétaire générale du Comité paralympique du Tchad
Des rêves, Toïma n’en manque pas. Cette jeune femme lutte depuis des années contre les multiples discriminations dont sont victimes les personnes handicapées dans son pays. Porteuse elle-même d’un lourd handicap, qui l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant, elle aurait pu, comme tant d’autres, rester enfermée chez elle, dans la honte, en se lamentant sur son sort. « Qu’il soit physique ou mental, le handicap est perçu au Tchad comme une malédiction, confie Toïma. Habituellement, les enfants concernés ne peuvent pas sortir de chez eux, cachés de la vue des voisins. Moi, j’ai eu beaucoup de chance. Malgré les résistances de l’entourage, j’ai pu me rendre à l’école avec ma petite sœur. Au fil des années, j’ai appris à me détacher du regard des gens. La pratique du handisport m’a permis de prendre confiance en moi. »
© Roberta Valerio pour La VieToïma (di-dessus) et Étienne (ci-dessous) sont membres du Comité national paralympique du Tchad, qui rassemble, à N’Djamena, plus de 200 athlètes ayant tous un handicap. Du volley-ball assis au basket en passant par le lancer de poids, de javelot ou l’haltérophilie, ils s’entraînent avec l’énergie de l’espoir pour obtenir une médaille aux prochains Jeux paralympiques de Tokyo en 2020.
© Roberta Valerio pour La Vie © Roberta Valerio pour La VieDans la rue, où elle circule librement, les gens la prennent souvent pour une mendiante. « Au moins, ils ne me jettent pas de pierres, ce qui n’est déjà pas mal », commente avec dérision la jeune sportive. Devenue secrétaire générale du Comité paralympique du Tchad, Toïma se bat pour obtenir les moyens nécessaires à la constitution d’une véritable équipe nationale, capable de rivaliser avec les athlètes du monde entier. « Considérés comme des extraterrestres, nous n’avons ni terrain, ni maillots, ni drapeau, regrette la jeune femme. Et notre activité n’est toujours pas reconnue sur le plan national. » Pour atteindre son objectif, elle sait qu’elle ne pourra pas non plus compter sur le soutien du public. « Lorsque les gens assistent à nos entraînements, ils ne viennent pas pour nous soutenir, mais pour se moquer de nous. Nous sommes des bêtes curieuses que l’on prend en photo pour montrer aux amis. »
Après avoir récolté plusieurs médailles dans de grandes compétitions africaines, les athlètes se sont fixé un but : monter sur le podium lors des prochains Jeux olympiques de Tokyo, en 2020. « C’est sûr !, lance Toïma, avec enthousiasme. Nous n’irons pas là-bas juste pour participer mais pour gagner ! »
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