C’est en vain que l’on chercherait dans un dictionnaire de peinture le nom de Le Corbusier, et pas seulement parce que ses premiers tableaux ont été signés Jeanneret. L’histoire de l’art a-t-elle désavoué cette production picturale, jugeant sa qualité insuffisante, ou est-ce le prix de la notoriété écrasante de l’architecte ? Au musée Soulages de Rodez, c’est une sélection de peintures, sculptures, photographies, maquettes, tapisseries et dessins que propose l’exposition pour « réparer cette injustice ».
Curieusement, Le Corbusier commence son apprentissage avec la gravure et la ciselure (1901) dans une ville d’industrie horlogère, où la précision est une religion. Faut-il y voir la source de son amour pour les contours nets ? Rapidement, cependant, il va se consacrer à l’architecture, tout en pratiquant le dessin. Ce n’est que des années plus tard, à la suite de la rencontre d’Amédée Ozenfant, que la peinture réapparaît. Reprise qui n’a rien d’un hasard : plus qu’une pratique isolée, cette activité s’inscrit dans une réflexion sur la synthèse des arts, vision globale qui va donner naissance au purisme. Dans ce cadre, tout laisse à penser que la peinture sera avant tout un modèle, un outil théorique pour cette esthétique nouvelle. On constate d’ailleurs que c’est le cubisme qui est pris pour cible par Ozenfant et Jeanneret avec leur opuscule Après le Cubisme. Ils y dénoncent le caractère maniéré de travaux cubistes tardifs et proposent un courant rigoureux, capable de galvaniser à nouveau les arts plastiques et régi par l’ordre et la rationalité.
Avec Le Purisme (1918), sont présentés les principes d’une perfection plastique prenant pour modèle la machine, en bannissant de l’œuvre tout accident, toute complaisance, susceptibles de nuire à sa pureté. Le Purisme rejette l’abstraction, incapable selon lui de traduire la vie moderne et sa nouvelle vitalité. Pratiquement au même moment, Ozenfant et Jeanneret préparent une exposition avec des travaux qui illustrent leur nouvelle doctrine. Ce tressage de dates prouve combien les deux artistes percevaient la nécessité de proposer au public un outil pédagogique qui faciliterait l’approche de leurs œuvres.
C’est à cette occasion que Le Corbusier montre pour la première fois ses toiles. Toutes traitent le même thème qui ne variera pratiquement pas pendant la phase puriste dans son ensemble : la nature morte.
Parmi ces œuvres, une se détache : La Cheminée, 1918. Au dos, inscription de la main de Le Corbusier : « Ceci est mon premier tableau ». Alignés au premier plan, traités selon une architecture rigoureuse, les objets qui composent La Cheminée (étagère, livres…) sont parfaitement reconnaissables mais tenus à distance. Le réel n’est pas mis à l’épreuve à l’aide d’une description minutieuse ou exhaustive mais se voit réduit à l’essentiel. Les structures analogues, simples en apparence, sont à rebours de toute virtuosité. Graduellement, toutefois, Le Corbusier reprend la leçon cézannienne et s’interroge sur l’intrication des différents plans en imbriquant les objets, simplifiés et réduits à des archétypes, les uns dans les autres. Réunis par un contour commun et par le jeu des transparences, ils forment des configurations semi-abstraites, des blocs de couleur, des murs de peinture.
Passé ce moment de communion entre peinture et architecture, Le Corbusier va continuer ses recherches dans le domaine pictural, mais il semble confondre élargissement et dispersion. « Vers 1928, j’eus envie d’élargir le cercle de mon vocabulaire pictural et je m’attachai à ce que j’ai baptisé « les objets à réaction poétique », puis j’abordai la figure humaine. La symphonie s’amplifia disposant de nouvelles notes de potentialités illimitées. Comme il est périlleux de les mettre en jeu », écrit-il.
Le danger pressenti par l’artiste s’avère juste. Quand il aborde l’univers organique, le résultat est moins heureux. Ainsi, « les objets à réaction poétique », cette rencontre entre surréalisme et biomorphisme, ne « décolle » pas vraiment. Il semblerait qu’il tente le grand écart entre rigueur et sensualité, entre précision et spontanéité, entre minéral et organique.
« J’en ferai une beauté par contraste… j’établirai un dialogue entre la rudesse et la finesse, entre le terne et l’intense, entre la précision et l’accident », ajoute encore Le Corbusier.
Synthèse ambitieuse, voire impossible ?
Itzhak Goldberg
Le Corbusier, l’atelier de la recherche patiente, un métier Exposition au Musée Soulages de Rodez, jusqu'au 20 mai