Il est des écrivains mystérieux, dont les livres n’entrent dans aucune catégorie, qui n’ont pas fait « carrière », qui n’ont pas les honneurs des manuels scolaires, mais dont l’oeuvre perdure aussi neuve à travers les décennies, comme de l’herbe fraîche sous une fine couche de neige, et dont le nom est répété, tel un mot de passe, par quelques fanatiques qui, tout compte fait, préfèrent sans doute que leur secret reste leur secret, et que leur grand homme n’ait pas droit aux gros titres des hebdomadaires. Qu’il reste un auteur pour initiés. Et un auteur pour initiés, c’est bien ce qu’est François Augiéras (1925-1971) dont l’oeuvre ne parle précisément que de cela : d’initiation.
Pour ses admirateurs, sa vie même est celle d’un personnage de légende : né aux Etats-Unis, d’un père pianiste mort avant sa naissance, il passe ses premières années à Paris, avant que sa mère, avec qui il ne s’entend pas très bien, ne s’installe à Périgueux, dans les années d’avant-guerre. C’est un rebelle. A treize ans, il arrête ses études pour se consacrer mollement à la peinture puis c’est l’Occupation, et il croit trouver dans l’idéologie d’une France nouvelle une réponse à sa haine du monde moderne, et de l’homme moderne. Il adhère à quelques organisations – Jeunesse de France et d’Outremer, Compagnons de France – protégées par le régime de Vichy, encadre de jeunes délinquants dans un château du Périgord, pour s’apercevoir qu’il n’est pas moins marginal qu’eux, participe à l’aventure d’un théâtre ambulant. Puis, révolté par l’évolution de Vichy, il s’engage dans l’armée et part outre-mer, attiré par le Sud algérien, où un oncle qu’il n’a jamais vu vit seul dans une ferme isolée au milieu des montagnes. Il finit par le rejoindre, se voit initié au sexe, puis rejeté par ce père de substitution.
Il ne rêve que d’espace, de fusion avec la Nature. Il se sent proche du chien de L’Appel de la forêt. De retour en France, il publie, chez un petit éditeur de Périgueux, son premier livre Le Vieillard et l’Enfant, dans lequel il raconte son aventure mystique et sexuelle avec son oncle. Le livre est signé Abdallah Chaanba. Gide le lit, lui écrit, demande à le rencontrer: il retrouve dans le jeune révolté panthéiste ce qu’il était lui-même à l’époque des Nourritures terrestres. Au cours des années qui suivent, Augiéras s’adonne à la peinture, vit avec un ami dans une grotte proche des Eyzies, repart en Afrique du nord, s’engage, en pleine guerre d’Algérie, dans la police saharienne, qui l’affecte dans un fort aux confins du désert. Depuis la tour de guet, sa silhouette se découpe sur les dunes. Il est une cible parfaite, et il aime ça.
Plus tard, il publie Le Voyage des morts, cette fois sous le pseudonyme de Chaamba (un « m » a remplacé le « n »). Il ne cesse de voyager, visionnaire anti-chrétien à la recherche d’un Absolu. L’ascétisme, la pauvreté, l’aident à y parvenir. Il écrit L’Apprenti sorcier, publié sans nom d’auteur, sombre récit dont le narrateur, adolescent logé chez un prêtre qui le bat et le sodomise, au coeur d’un Périgord noir encore proche de la préhistoire, découvre l’amour dans la personne d’un jeune garçon, et le plaisir secret des flagellations comme moyen d’atteindre à la pureté.
En 1968, publié par Christian Bourgois peu avant les événements de mai, Une adolescence au temps du Maréchal et de multiples aventures, le premier livre qu’il signe de son nom, est étrangement en résonance avec les refus et les désirs des jeunes qui se dressent contre la « société de consommation ». Il y aura encore Un voyage au Mont Athos, récit de ses séjours chez les moines orthodoxes. En France, dans le plus complet dénuement, il vit dans une grotte, avant de finir prématurément ses jours dans un hospice. Dès lors, la légende est en marche.
Une adolescence au temps du Maréchal et de multiples aventures est sans doute celui de ses livres qui permet le mieux de le connaître, qui donne les clefs de son oeuvre, en même temps qu’il la résume. Ce long récit débute par quinze pages étourdissantes sur Paris, la haine d’Augiéras pour Paris, pour sa crasse, sa vulgarité, sa haine pour la France frileuse des années trente, et sa morale petite-bourgeoise. Ce prologue donne le « la » : c’est à partir de ce refus radical qu’Augiéras, peu à peu, va se construire. La première partie du livre « Une adolescence au temps du Maréchal », est un traditionnel roman d’éducation : le jeune garçon imagine que l’idéologie de Vichy, et la création d’une « France nouvelle », correspondent à ses propres aspirations à une civilisation en rupture avec des modèles centenaires et usés.
Les passages qu’il consacre aux deux premières années de l’Occupation, vues depuis le Périgord, permettent de comprendre comment une partie de la jeunesse a pu se fourvoyer en se fiant à un régime qui n’avait pas encore montré son véritable visage. « La chute de Paris, la ligne de démarcation, les intellectuels réfugiés dans le sud, le néo-paganisme germanique à l’horizon, la mise en veilleuse de la civilisation occidentale rationaliste, humaniste et chrétienne trouvent en moi des échos, et raniment un fond de sauvagerie dans mon sang. »
La France est sous le choc de la défaite, elle se replie sur des valeurs ancestrales. Augiéras et des amis parcourent les routes du Massif Central, et, dans des villages gris et enneigés, animent de grandes marionnettes, donnent des représentations de tréteaux qui évoquent les Mystères du Moyen-Age. Paganisme et mysticisme, religiosité candide et redécouverte des temps obscurs : Augiéras pense que la France de Pétain lui permettra d’être lui-même. Mais « Pétain devint haïssable, dangereux même pour ceux qui s’obstinèrent à le suivre. (…) Le néo-paganisme aussi, c’est terminé : le temps des forêts et des astres… On se tue dans les bois. » Et Augiéras décide de fuir cette France qui, une nouvelle fois, l’a déçu.
Et c’est alors que débute la deuxième partie du livre, « Et de multiples aventures », dans laquelle le roman d’éducation – qui donne son titre principal au livre – devient le récit d’une initiation – ce que sont tous les livres d’Augiéras : l’engagement en Algérie, la découverte d’un monde aride, sauvage, resté tel qu’il était il y a des siècles, avant d’être soumis au modèle occidental, puis l’initiation sexuelle auprès de l’oncle qui vit reclus en compagnie de son cuisinier noir et de ses animaux, dans une espèce de ferme fortifiée, au bout du désert. Le barbare qu’est Augiéras sort de sa chrysalide : il ne redeviendra jamais le jeune garçon qui acceptait encore, même avec le fond d’un rebelle, de se soumettre à un mode de vie et à une culture qui n’étaient pas les siens.
Il devient un errant – semblable à Rimbaud, son Dieu, qui est comme sa pré-incarnation, son double -, capable de partir, sur la foi d’une lettre et d’une intuition, rejoindre André Gide à Taormine, pour le croiser quelques minutes, mais Gide lui donne un baiser, comme un passage de témoin entre deux païens amoureux de leurs sens. Leur deuxième rencontre, à Nice, alors que Gide est proche de la mort, donne lieu à un portrait bouleversant du vieillard titubant à la sortie de son hôtel, mais trop orgueilleux pour recevoir de l’aide. Augiéras s’assied à côté de lui, sur un banc. « Il tient mon bras de nouveau, avec une force incroyable, presque sauvage, et je sens s’enfoncer lentement dans les veines de mon poignet les ongles durs de Gide, pénétrant toujours plus profondément dans ma jeune chair, cherchant le sang, cherchant la vie. Je ne bronche pas sous cette dure étreinte, le temps passe ; soudain, il porte mes veines à ses lèvres, et s’abreuve à moi longtemps. »
Et Augiéras, plus que Gide ne l’a fait, restera fidèle au sauvage qui est en lui : plusieurs chapitres du livre, saisissants, sont consacrés à sa vie dans une grotte du Périgord, en compagnie d’un ami instituteur. Il chasse à l’arc dans les forêts, brûle de l’encens au lever de la lune, descend la Vézère sur un tronc d’arbre. « Percevoir d’une manière constante, au niveau le plus lucide de ma conscience, les ondes de vie jaillissant sans cesse du cosmos, me traversant et revenant à lui : c’est à cela que je tends. » : tel est maintenant le but ultime de François Augiéras, qu’il ne cessera de poursuivre, sa vie durant.
La société lui répugne. S’il fréquente d’autres artistes, – des peintres, comme son ami Bissière, – c’est pour les trouver tout compte fait trop tièdes, incapables, comme lui, d’aller jusqu’au bout, de refuser totalement la logique d’une « civilisation qui s’achève ». Une nuit, Augiéras, ivre-mort, joue du tam-tam autour de la maison de Bissiére. On le poursuit, on l’attache, on le chasse. Il fait peur aux tièdes.
Dans l’avant-dernier chapitre du livre, peut-être le plus beau, en tout cas le plus emblématique, Augiéras, de retour au désert, retrouve les fresques qu’il a dessinées, autrefois, sur les parois intérieures d’un blockhaus. Le sable a obstrué l’entrée, il ne peut y pénétrer que par la cheminée. Et ses fresques, ce qui en dépasse du sable, ont été souillées par des graffiti laissés par des militaires du contingent. Il décide alors de les nettoyer, de les restaurer, puis de rouler à mains nues, dans le sable, un rocher sur le toit de blockhaus, et de le laisser tomber dans la cheminée, pour protéger à jamais son oeuvre primitive du regard et des souillures des hommes. Il manque de périr dans le blockhaus, empoisonné par les vapeurs du fixateur qu’il a utilisé. Il est épuisé, exsangue, il a les mains en sang, mais il sait qu’il peut mourir heureux : il a trouvé sa forme d’accomplissement, un accomplissement mystique, en accord avec le sable, le vent, les Dieux.Une enfance au temps du Maréchal et de multiples aventures est la clef de voûte d’une oeuvre brève – six titres, dont un posthume -, dense, et profondément cohérente, qui, dans son refus de toutes les religions, de toutes les idéologies, hantée par les mystères du Divin, est aujourd’hui essentielle. Elle est un manuel de survie dans un monde qui s’effondre. C’est sans doute ce qu’aurait voulu Augiéras.
Christophe Mercier
François Augiéras, Une adolescence au temps du Maréchal Editions Bartillat, 364 pages, 12 euros.