Voilà quarante ans que Salim Jay consacre la plus grande partie de sa vie à lire les autres et à faire partager sa passion. Peu d’écrivains auront à ce point conçu leur rapport à la littérature sous la forme de ce qu’on est bien obligé d’appeler un sacrifice. En chaque livre qui tombe sous ses mains, ce lecteur, fils marocain du « poète » officiel du roi, (père auquel il a consacré un récit émouvant et sarcastique, Portrait du géniteur en poète officiel, Denoël, 1985), cherche, avec une parfaite honnêteté qui n’exclut ni l’enthousiasme ni la cruauté, les qualités et les défauts, selon un système de lecture, toujours précis, toujours érudit et aussi souvent ironique (parfois irrésistiblement comique) qu’admiratif.
Sa vie personnelle, qui y transparaît modérément, trouve sa place dans d’autres ouvrages ; car, quoique son attention aux livres soit portée par une sensibilité très singulière, il ne pratique pas une subjectivité outrancière et préfère parler de lui ailleurs, notamment dans La Semaine où madame Simone eut cent ans (La Différence, 1979), Embourgoisement immédiat (ibid., 2006), Victoire partagée (ibid., 2008). Bien entendu, les lectures et leurs comptes rendus ne sont pas tout à fait absents de ces récits plus intimes. Mais si l’on examine sa bibliographie, c’est vers les autres le plus souvent qu’il se tourne quand il prend sa plume.
Il a commencé par ses « ennemis », les faux écrivains, ceux qui, en quelque sorte, ont trahi la cause de la littérature, par cupidité, par cynisme, par vulgarité, par ignorance aussi de ce que peut un vrai livre dont les mots ne sont pas instrumentalisés pour aligner clichés et raconter des histoires factices : il s’est ainsi attaqué à Guy des Cars, à Irène Frain, à Alexandra Ripley (l’auteur d’une « suite » d’Autant en emporte le vent). Son humour caustique, sa capacité infinie de se scandaliser, son mépris radical des conventions hypocrites, son goût de la vérité y font merveille, avec une totale absence de calcul et bien entendu une imprudence que, en milieu éditorial, il a payée cher. Mais toute indépendance d’esprit, tout courage se paie cher. Et peut-être davantage quand on appartient à deux cultures et qu’on est né de l’autre côté de la Méditerranée.
Il a pourtant aussi beaucoup exercé son autre faculté, celle d’admirer infiniment. À ses amis Henri Thomas, Bernard Frank, Michel Tournier, Jean Freustié, Roland Topor, Salim Jay a adressé de splendides lettres ouvertes. Et même à Angelo Rinaldi, dont il salue l’insolence, bien qu’ils n’aient sans doute pas la même conception de la marginalité, de l’authenticité et de la liberté…Mais c’est surtout aux écrivains maghrébins et africains que Salim Jay a dédié son temps. Auteur de plusieurs anthologies commentées et présentées, parues aux éditions de l’Afrique Littéraire ou chez Séguier, il a également analysé le regard des romanciers nord-africains sur le monde européen.
C’est sur le pays voisin de celui de sa naissance qu’il se penche à présent, non que son intérêt soit récent, car il publie depuis toujours des articles sur les romanciers algériens, mais c’est la première fois qu’il réunit ses études, en les recomposant, en les développant, en les multipliant et en les réorganisant sous forme d’un dictionnaire. Que ce soit au Maroc que paraît cet imposant volume n’est pas sans paradoxe, étant donné les liens tendus qui séparent plus qu’ils n’unissent les deux pays frontaliers. Mais cela garantit du moins à son auteur une grande autonomie de jugement.
L’ordre alphabétique exigé par le genre même de cet essai est commode, mais déconcertant, dans la mesure où se retrouvent rapprochés des écrivains de générations très diverses et aussi bien arabophones que francophones, des grands classiques comme Mohammed Dib (dont il rappelle que le deuxième roman L’Incendie, paru au Seuil en 1954, fut salué, ici même, dans Les Lettres françaises, par Aragon !), Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, jusques aux jeunes Kaouther Adimi, Salim Bachi ou Samir Toumi, en passant par Assia Djebar, Tahar Djaout, Abdelkader Djemaï ou Rachid Boudjedra.
La grande originalité est d’intégrer non seulement les écrivains de l’immigration, dont certains, comme Zadig Hamroune, Nina Bouraoui, Leïla Marouane, Azouz Begag ou Malika Mokkedem, connaissent de loin le pays de leurs parents et qui, en tout cas, vivent maintenant dans un tout autre environnement, sans pouvoir empêcher que tout leur rappelle leur origine familiale, mais aussi des écrivains français auxquels l’Algérie où ils sont nés a laissé des traces inspiratrices : Hélène Cixous, en premier lieu, Jean-Noël Pancrazi, l’ « historique » Emmanuel Robles, Benjamin Stora, Jean Pelegri et bien sûr Albert Camus.
Le principe auquel l’auteur obéit est que l’enchaînement de fictions d’auteurs de générations aussi diverses que l’ancêtre Aly El Hammamy, né en 1902, ou Tahar Ouettar né en 1936, et Rachid Djaïdani, né en 1974, et d’autres plus jeunes encore, donne une idée somme toute juste et variée de l’histoire d’un pays, de son rayonnement, de ses impasses, de ses obsessions, de ses métamorphoses, de ses luttes. Non pas qu’il privilégie des romans à thèse ou engagés, mais il est évident que l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, celle des guerres déclarées ou clandestines, l’évolution ou la stagnation des mœurs, les combats pour la liberté, l’affrontement avec l’Europe ou l’amour de la France, les humiliations, les crimes politiques ou crapuleux, le problème infini et certainement erroné de l’identité, parcourent toutes ces œuvres qui sont autant le produit d’un travail de mémoire collective que d’affirmations singulières, de témoignage politique (comme celle de Mourad Brahimi) que des rêveries plus intérieures.
Les notices sont libres, de longueurs très inégales, au gré de l’humeur de leur auteur et du hasard des parutions, mais respectent une certaine hiérarchie de valeurs et corrigent par un travail approfondi le caractère conjoncturel de certaines présentations. Cependant parfois, l’admiration de Salim Jay n’est pas proportionnelle à sa prolixité. Il peut être concis dans l’éloge sincère et sans réserve. Et assez disert dans l’éreintement. À l’égard des grands succès commerciaux (Yasmina Khadra, entre autres) il n’épargne pas les flèches, mais il tente toujours très précisément d’analyser certains phénomènes récents de résonance inattendue (Boualem Sansal ou Kamel Daoud). Les journalistes littéraires français, en général, sont peu comparatifs, faute de culture, faute de connaissance non du contexte actuel dans lequel les écrivains écrivent et publient, mais de leur arrière-fond, de leurs prédécesseurs lointains ou proches. Il était évidemment capital de prendre connaissance de ce paysage historique, qui remonte plus haut qu’aux années noires du terrorisme des années 1990 et qu’à la guerre d’Algérie.
En ayant sélectionné les romanciers, Salim Jay n’écarte pas tout à fait les poètes, ni les essayistes, car la plupart des écrivains ont touché à plusieurs genres. Mais il s’intéresse plus particulièrement aux possibilités qu’offre la fiction ou, de manière plus large, la narration, la mise en scène d’individualités dans une situation politique, sentimentale, économique ou sociale. Ce filtre-là, fait de diverses subjectivités, permet une approche à la fois intérieure et globale d’un peuple.
Si Salim Jay a la plume assassine très drôle (le malheureux Mustapha Ammi Kebir, auteur publié au Mercure de France en 2014, en fait les frais), c’est dans l’empathie qu’il donne à son ton la plus grande vigueur et c’est surtout pour les magnifiques portraits qu’il propose de Rabah Belamri et de Myriam Ben, à la mémoire desquels le livre est écrit, de Jean Amrouche, de sa sœur Taos et de sa mère Fadhma Aït Mansour, de Mohammed Dib (dont il reproduit un dialogue avec lui-même à propos de Camus), de Maïssa Bey, de l’italophone Amara Lakhous, de Leïla Sebbar et de tant d’autres, que l’on lira avec émotion ce livre vibrant de passions.
Sa sympathie pour le grand écrivain kabyle prématurément disparu Rabah Belamri qui avait, avant de mourir, publié sa thèse sur Jean Sénac et avait permis l’édition d’Eloge du père, l’unique roman posthume de ce romancier assassiné en 1973 par les services secrets algériens, incite Salim Jay à s’arrêter un peu plus sur le cas singulier de Sénac, ce poète d’origine franco-espagnole et adopté par l’Algérie où il est né et mort. Les éditions El Kalima publient justement un nouvel inédit de ce poète qu’on ne cesse de redécouvrir, L’enfant fruitier (100 p., 12€).
Hamid Nacer Khodja dont Salim Jay recense, du reste, l’unique roman (Jumeau ou un bonheur pauvre, El Kalima, 2016), grand spécialiste de l’œuvre de Sénac, avait réuni tous ses inédits, dont il avait assuré, pour certains, l’édition (notamment dans Pour une terre possible, Points, 2013, à l’occasion de la sortie de la biographie de Sénac par Bernard Mazo, Seuil, 2013). Une chemise contenait encore des poèmes datant de 1951-1952, où Sénac, âgé de vingt-cinq ans, avait été hospitalisé dans un sanatorium. Le poète avait écarté ces quelques textes de recueils publiés par la suite, pensant en faire un livre à part, dont la publication avait été rendue impossible par la faillite de l’éditeur qui l’avait projetée.
L’enfant fruitier, publié par les soins de Guy Dugas, dans une nouvelle collection de « Petits inédits maghrébins », offre un florilège des thématiques chères à Jean Sénac, avant son engagement comme « poète civil » dans la lutte du peuple algérien. Il s’agit, ici, de couleurs plus intimes, plus secrètes, où les influences de René Char et de Francis Ponge sont pleinement revendiquées. Jean Sénac à la fin des années 1960, adoptera sans doute un autre style, beaucoup plus lyrique, beaucoup plus extériorisé et clamé, mais sans jamais renoncer à cette rage contenue et distillée qui caractérisait sa première manière :
« Le poème prend corps
sur un chemin sans légende
puis l’eau conduit jusqu’à l’amande
son mystère et sa dévotion
Parler n’est rien si le mot prompt
ne stabilise le voyage
autour du cœur au fond de l’âge
que la vipère ne corrompt
Je vous désire mon enfant
vous répondez par un nuage
à cette feinte à cette rage
la poésie offre un trident. »
René de Ceccatty
Salim Jay, Dictionnaire des romanciers algériens Editions La croisée des chemins, 552 pages, 22€