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Burroughs, le pirate, les lémuriens et Dieu

Publié le 20 mars 2018 par Les Lettres Françaises

Burroughs, le pirate, les lémuriens et DieuDans L’ombre d’une chance, publié en 1991, l’auteur américain du Festin Nu – adapté au cinéma par David Cronenberg un an plus tard – et inventeur du cut-up, s’empare d’un sujet encore brûlant d’actualité : l’extinction de l’une des plus anciennes branches de primates, les lémuriens qui peuplent l’île de Madagascar. Ce récit aussi bref que poignant tourne au réquisitoire contre l’espèce humaine, dénommée ici « Homo Sagouin », et son Créateur, responsables de l’anéantissement d’un héritage de cent soixante millions d’années en l’espace d’une vie humaine. Littéralement, lémurien signifie esprit de la nuit, spectre, fantôme, ombre. Pour certains, les lémuriens représentent l’incarnation des ancêtres ; il est tabou ne serait-ce que de les toucher. Ces animaux se seraient déplacés du continent africain avant d’accoster à Madagascar à bord de billots de bois au moment où l’île s’est séparée de l’Afrique. Avant que l’homme envahisse l’île, il aurait existé, estime-t-on, une quarantaine d’espèces. Au moment où Burroughs écrit L’ombre d’une chance, seulement une vingtaine subsiste.

Une autre source d’inspiration télescope ce récit, celle du capitaine Mission, pirate du XVIIIe siècle, également présente dans le Havre des Saints de Burroughs. Son histoire est reconstituée d’après un ouvrage rédigé en français par le capitaine Charles Johnson : l’Histoire générale des plus célèbres pirates. Le texte de Burroughs revisite les aventures du capitaine Mission. Ce dernier, qui s’est emparé d’un vaisseau portugais dont le pavillon blanc hissé en haut du navire est frappé du mot « Liberté », s’établit de façon permanente sur l’île de Madagascar. Le capitaine Mission, toujours muni d’un mousquet à double canon, chargé de chevrotines, porté en bandoulière, et d’un sabre d’abordage protégé par un fourreau, glissé au niveau de sa ceinture, est fasciné par les lémuriens qu’il étudie à l’aide d’un vieux livre illustré sur tranche dorée, Les lémuriens fantômes de Madagascar. Il établit sa colonie nommée Libertatie sur la côte ouest, où il fait régner la paix et la démocratie. Les lois fondées rejoignent des idées proches des révolutions française et américaine. Il promeut également une loi qui interdit de tuer les lémuriens. Ce crime est passible d’exclusion de la colonie voire de peine de mort.

À travers les yeux du capitaine Mission, Burroughs nous emmène à l’intérieur de l’île ; il y fait la découverte d’un antique édifice de pierre qu’il utilise comme poste d’observation de la faune locale. C’est alors que Mission s’éprend d’Ombre, un lémurien avec de « larges oreilles aux pointes évasées, les yeux d’ambre liquide dans lesquels flottait la pupille, tel un joyau scintillant, changeant de couleur à chaque variation de lumière : obsidienne, émeraude, rubis, opale, améthyste, diamant ». Mais, lorsque le capitaine Mission revient à son campement, un autre lémurien, agonisant, l’attend, gisant au sol : une balle l’a troué de part en part. Cet acte horrible a été perpétré par un certain Bradley Martin, au motif que le lémurien lui aurait volé une mangue juteuse. Le capitaine recouvre le corps de l’animal d’une bâche blanche et bannit Martin de la colonie. Au cours de la nuit, le capitaine, alerté par un cauchemar, se lève pour vérifier si le corps gisant du lémurien est encore présent sous la bâche, mais celui-ci a disparu. Il soupçonne Martin de tramer un complot contre lui et de l’avoir livré aux indigènes afin de montrer la cruauté dont font preuve les colons. Pour avoir tué cet animal sacré, ceux-ci risqueraient de sanglantes représailles.

Ce n’est pas seulement un récit de piraterie que l’on trouve pour la première fois dans l’œuvre de Burroughs, d’ordinaire plus proche des junkies et des prostitués, mais un condensé d’hallucinations poétiques grâce auquel on retrouve toute la beauté picaresque de son style. Ces hallucinations sont celles du capitaine Mission qui consomme de l’indri une drogue locale signifiant « regarde ici ». Il en ingurgite une petite pincée au sein de son édifice pour fuir ses soucis et soulager sa brûlante colère, blotti contre Ombre avec qui il partage sa paillasse. Il réalise par l’entremise de cette drogue l’atrocité de l’espèce humaine envers les lémuriens. Ceux-ci « sont dotés de pouces opposés mais ils ne façonnent pas d’outils ; ils n’ont nul besoin d’outils. Ils ne sont pas touchés par le mal qui pénètre et envahit l’Homo Sagouin sitôt qu’il ramasse une arme ». La Technique serait le mal ultime de l’homme, sa part divine aussi, or celle-ci finit invariablement par se retourner contre lui et souvent pour le pire muée par une insatiable avidité. « C’est pourquoi l’Homo Sagouin est une créature si empotée et si pitoyable, défendant pied à pied, avec affolement, une position qu’il sait désespérément compromise ».

De retour de huit jours de guerre menés sur mer, Mission retrouve sa colonie calcinée. Il aperçoit Ombre, victime d’une explosion, coincée sous une lourde pierre. Il aura beau essayer avec son bâton de faire levier il ne parviendra pas à le sauver. C’est alors que Burroughs ou Mission lance une malédiction contre le Christ lui-même, en faisant gicler son sang infecté par un étrange virus qui va s’étendre sur terre et transformer l’homme en parodie de Christ convaincu de jouir de pouvoir miraculeux avant de devenir une bête hideuse… Burroughs maudit le Christ, ce fils de l’homme qui a tiré le monopole des miracles de l’antique corruption d’un sang différent. Il maudit ce créateur de pacotille qui fait que quand un Moule est cassé ou détruit, l’espèce s’éteint avec lui. L’ombre d’une chance se transforme alors en pamphlet contre Dieu et les hommes. Ainsi tout comme l’indri, les espèces sont friables et savoir que Le Créateur ne peut plus créer (s’Il le put jamais) est impardonnable.

Pour enfoncer le clou, Burroughs insiste sur la cruauté de l’Homo Sagouin : « Il a tué pour se nourrir, mais il a aussi tué pour le plaisir c’est certain. En outre, il a tué pour la seule atrocité de la chose ». Il est question de la bombe atomique, bien sûr du Napalm déversé au Vietnam si atrocement filmé au début du Fond de l’air est rouge de Chris Marker. Acquiesçons avec Burroughs qu’effectivement l’homme a vendu son âme en échange du temps, du langage, des outils, des armes et de la maîtrise. Mais pour parer à ce désespoir à être Homme plutôt que Lémurien, Burroughs use d’humour, de gaieté et de poésie au creux de ce texte un tantinet hermétique publié cinq ans avant sa mort, où « le point d’interrogation s’efface dans les roseaux et l’eau ».

Quentin Margne

William S. Burroughs, L’ombre d’une chance
Traduit de l’américain par Sylvie Durastanti
Christian Bourgois, 88 pages, 7 €


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