Le nom de Georges Didi-Huberman est de plus en plus associé à ceux de Walter Benjamin, Aby Warburg, Carl Einstein, voire à celui de Robert Klein dont il va jusqu’à dire, dans ce nouveau livre, Aperçues, qu’il est le plus grand historien de l’art ayant écrit en langue française, et qu’il fut à l’histoire de l’art ce que Walter Benjamin aura été à la critique littéraire : « un être génial et anachronique, méprisé à ce titre par ses contemporains. » Georges Didi-Huberman, quant à lui, ne méprise personne, et sûrement pas celui qu’on a désigné un peu vite comme sa « bête noire », à savoir Erwin Panofsky, le maître de l’iconographie et le célèbre auteur des Essais d’iconologie. Certes, Georges Didi-Huberman a vertement critiqué Panofsky, mais c’était pour dire qu’il faisait la moitié seulement du travail que Warburg avait exigé de tout iconologue, qui est de se confronter à la dimension de « non savoir », de l’inconscient à l’œuvre dans la production de la culture. Georges Didi-Huberman s’est lui-même confronté d’entrée de jeu à l’inconscient, en commençant par écrire un gros livre intitulé Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière (éditions Macula), mais aussi Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Minuit), où il est montré que voir, c’est perdre (ou plutôt quand voir, c’est perdre)…
Ecrire l’histoire de l’art, dit Georges Didi-Huberman, c’est d’abord, il faut le répéter, écrire, inventer un langage. Georges-Didi Huberman soutient que ce que l’historien de l’art écrit en général, il l’écrit d’abord en prenant ou en manipulant des photographies. Selon lui, il n’y a pas d’écriture d’histoire de l’art sans les deux opérations que sont le cadrage et le montage. Dans ce nouveau livre qu’il a intitulé Aperçues – où il a rassemblé différents textes, préfaces, conférences, articles, fragments, notes, qui, au final, forment son journal de travail -, il relit par exemple la belle préface écrite par Bathélemy Amengual aux Mémoires d’Eisenstein, où il est dit que « la grande loi de l’invention est l’association, la dérive, le fantasme, orientés par la volonté tenace, l’obsession de donner une solution concrète à un problème concret » et que « toute création est en définitive un collage, un montage »…
Il y a là une sorte de geste politique, d’autant que les images rendent l’histoire visible, dit Georges Didi-Huberman. C’est un geste de déplacement qui se retrouve dans le précepte énoncé par Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, selon lequel il ne s’agit pas seulement de raconter l’histoire à coups de noms célèbres, mais avec les « sans noms », aussi, les « petits peuples » de l’image, ceux par qui le travail lui-même, le travail de l’image, prend la parole. Les derniers grands livres de Georges Didi-Huberman s’intitulent justement Peuples exposés, peuples figurants et Peuples en larmes, peuples en armes. Aujourd’hui, dans Aperçues, il y a un texte intitulé « Le monde soulevé » où Georges Didi-Huberman annonce la chose la plus simple du monde, qui est de dire que « le monde est une arène où s’affrontent des mondes opposés. »
C’est la solitude sonore du philosophe Georges Didi-Huberman, un philosophe qui écrit qu’il faudrait que la pensée philosophique sache répondre aux œuvres d’art, comme un geste répond à l’autre, comme un regard répond à l’autre, une caresse, une danse, un rythme, un souffle, un sourire… Georges Didi Huberman a perdu sa mère quand il avait seize ans et demi. Avant cela, une partie de sa famille avait disparu dans les camps nazis. Il raconte qu’il a choisi de porter le nom même – qui était celui de sa mère – du violoniste Bronislaw Huberman, à qui on avait volé son stradivarius, en 1936, dans une loge de Carnegie Hall de New York. Il se souvient qu’enfant, il demandait à son oncle Benjamin Huberman si ce musicien leur était vraiment apparenté ; et l’oncle de lui rétorquer : « Une fois je lui ai écrit pour prendre contact et il ne m’a jamais répondu. Preuve qu’il est de la famille. » Par cette boutade, Georges Didi-Huberman dit que son oncle lui signifia peut-être que cela n’a aucune importance de savoir s’ils ont bien un lien de parenté avec Bronislaw Huberman ; cela n’a aucune importance au regard du fait, plus général et brutal, qui lui aura interdit toute représentation généalogique de la famille Huberman : « ils étaient tous partis en fumée »…
Bronislaw Huberman lui-même était mort depuis longtemps quand, un jour de 1985, on apprend qu’un violoniste de cabaret, alcoolique et escroc, a confessé sur son lit de mort être le voleur du stradivarius… Ainsi, le somptueux Troppo Rosso réapparaissait méconnaissable – « mat comme un vieux tapis » – après avoir joué pendant un demi-siècle dans les clubs les plus minables de l’Amérique du Nord, tout comme dans les cercles les plus huppés… C’est en tout cas l’épilogue de cette disparition, un peu comme dans les meilleurs contes hassidiques, racontant la disparition qui ne s’exténue pas.
Didier Pinaud
Georges Didi-Huberman, Aperçues Editions de Minuit, 352 pages, 27 €