Le goishi-cha de Ôtoyo

Par Florentw
Je viens de présenter sur Thés du Japon une série de quatre bancha régionaux traditionnels très différents (au sujet de ces rares thés régionaux, veuillez consulter cet article). Je vais commencer ici par le plus déroutant des quatre, le goishi-cha 碁石茶.
Il s'agit d'une thé produit dans la localité montagneuse de Ôtoyo (département de Kôchi), au cœur de l'île de Shikoku.  Il s'agit d'un thé post-fermenté, ce que l'on nomme parfois thé sombre, c'est à dire un thé fermenté sous l'effet de ferments (bactéries, moisissures), et non pas oxydé comme les thés noirs. De plus, le goishi-cha subit deux fermentations successives.
Mi-juin, les feuilles sont récoltées directement à même les branches, coupées à l'aide d'une faucille. Le tout est alors étuvé dans un grand tonneau.


Après une phase de trie, manuelle, intervient la première fermentation, en intérieur mais à l'air libre, les feuilles entassées sur une cinquantaine de centimètres d'épaisseur, puis recouvertes d'une natte en paille. Le contrôle de la température pendant la fermentation est très important, lorsque la température dans le pièce augmente trop, on tasse les feuilles. Cette phase dure environ une semaine, les feuilles sont alors recouvertes de moisissures jaunes. On dénombre alors 5 ou 6 types de bactéries. Ensuite, les feuilles sont mises à fermenter dans des tonneaux. On rajoute le jus issu de l'étuvage des feuilles fraîches, et on referme le tonneau avec un couvercle, sur lequel on met des briques pour faire du poids. Il s'agit d'une fermentation anaérobique, sans oxygène.
 Au terme de cette fermentation, seules subsistent les bactéries les plus fortes; un seul type de bactéries lactiques d'origine végétale, qui sont très actives sur la régulation intestinale, bien plus que les bactéries lactiques d'origines animales selon des études universitaires. Les feuilles ainsi fermentées et compressées dans les tonneaux pendant plusieurs semaines sont sorties début août puis coupées en carrés de 3-4 cm de côtés puis séchées plusieurs jours au soleil. Le paysage qu'offre ces petits carrés étalés sur le sol ressemble à des pièces de jeu de go, ce qui est à l'origine du nom de ce thé.

Bien que ce thé soit fermenté, je coupe tout de suite court aux fantasmes, cela n'est gustativement parlant en rien comparable aux puerh shu ou aux thés sombres chinois type fu-cha. Ici, on est (probablement) plus proche du suan cha des Bulang ou du laphet-so birman.
A l'origine, le goishi-cha n'était pas consommé sur place mais servait de monnaie d'échange contre du sel dans les régions autour de la mer intérieure où il servait à préparer une bouillie de riz. Il serait fabriqué depuis environ 400 ans.
Néanmoins il y a une quinzaine d'années, les producteurs ont commencé à se faire de moins en moins nombreux. La qualité du goishi-cha était alors très irrégulière, et dans l'ensemble il était très mauvais. M. Ogasawara a alors travaillé à fixer sa méthode de fabrication, de fermentation essentiellement, pour obtenir un produit meilleur, stable et riche en bactéries lactiques. Il a ensuite transmis la méthode à une poignée d'autres producteurs alors que le goishi-cha connaît un regain d'intérêt, au point que la production n'est plus aujourd'hui suffisante. Il faut dire que son mode de fabrication est difficile, demande beaucoup de temps, près de deux mois et est complètement manuel et particulièrement analogique. Aussi, la question des bactéries est essentielle. Au niveau de la gare (disons plutôt du quai)  du petit hameau de Ôtaguchi, à 400 mètre d'altitude, il semble que les bactéries nécessaires ne se développent pas assez, et c'est plus haut dans la montagne à 600m, que les conditions pour la fermentation se trouvent réunies.



Qu'en est-il alors du goût de ce thé ?
Ça ne ressemble vraiment à rien d'autre et c'est très particulier, voir rebutant au départ.
 Secs, ces petits carrés de thé fermenté offrent un parfum aigre et camphré.
La question de la préparation est délicate. Traditionnellement il se prépare bouilli, un carré dans 2 litres d'eau en ébullition pour 5 à 10 minutes, puis quelques minutes feu éteint (ce bouillon servait donc pour faire une bouillie de riz, à essayer). Le timing n'est pas facile, mais réussi cela peut être étonnement bon (quand je me suis rendu à Ôtoyo, il me fut servi comme cela, et c'était excellent, jusqu'à présent le meilleur que j'ai bu).
Autrement la coopérative recommande en théière de 350 ml, un carré, infusé cinq minutes à l'eau bouillante. Plusieurs infusions possibles (je dirais que pour la première, 2 ou 3 minutes seront suffisantes).
 Mais les deux cas ci-dessus présentent le défaut de nous donner une quantité de thé trop importante pour une consommation en solitaire. Je propose alors de l'infuser avec moins d'eau, sur des durées très courtes, 20 à 30 secondes au départ.
 D'une manière générale, le première infusion est celle qui donnera le plus d'acidité, elle peut ainsi même être jeté comme une sorte de gros rinçage pour ceux qui ont vraiment du mal avec cette saveur typée. Cette acidité ressort aussi plus lorsque l'infusion est chaude, et gène moins en refroidissant.
Au départ, cette odeur (qui donne néanmoins plus dans le camphre et le boisé en avançant dans les infusions) peut presque évoquer un fromage bien fait. En bouche, le goishicha ne présent pas en revanche d'arômes très forts, et reste d'une certaine manière légère, comme un bancha. Les impressions en retro-olfaction restent particulières.
 Bref, c'est un thé qui requière une phase d'adaptation, qui en rebutera beaucoup, mais qui pourra aussi devenir accoutumant pour d'autre.
Enfin, pour pouvoir en profiter mieux sur de nombreuses infusions, la solution serait d'utiliser des demi-carrés (coupés dans la tranche), d'autant plus que ce thé n'est pas donné.
Autre chose intéressante : le vieillissement. La production actuellement inférieure à la demande empêche la coopérative d'expérimenter sur cette question pour l'instant, il ne reste donc plus qu'à le faire à la maison !!
J'ai chez moi quelques carrés achetés il y a 2 ans, et je dois dire que c'est très intéressant ! Il n'y aucun doute que ce thé a beaucoup à y gagner...
La Coopérative du Goishicha de Ôtoyo contrôle la bonne production du goishi-cha, dont il a fait enregistrer et protéger le nom. Leur thé a reçu une certification de la Japan Food Industry Association. Le goishi-cha est en demande d'enregistrement en tant que bien culturel immatériel du Japon. Néanmoins, il semble que l'organisme gouvernemental en charge de ces classifications pense pour le moment à désigner bien culturel immatériel les trois thés fermentés de Shikoku, goishicha, awa-bancha et Ishizuchi-kurocha ensemble et non pas séparément, alors qu'ils proviennent de trois départements voisins mais différents, et que leur modes de fabrication soient aussi différents.
Le goishi-cha est une expérience gustative unique, difficile peut être, mais c'est aussi un thé régional traditionnel dont les ressembles avec certains thés fermentés du Triangle d'or sont fascinantes, venant apporter des éléments sur l'histoire du thé japonais très différents de ceux de l'histoire officielle des thés des élites.