« Enchanteur ». Voilà une qualification qui peut sembler paradoxale, appliquée à un philosophe s’attachant à la question du réel et de ses doubles, grand « désaffubleur » et pourfendeur d’illusions… Mais non, le charme s’applique bien, en ce que la pensée de Clément Rosset, aussi exigeante soit-elle, se déroule, limpide, éclairée, éclairante,ouverte au plus grand nombre. Ou plutôt : sa pensée, parce qu’elle est exigeante, est claire et généreuse – ça nous change des pseudos penseurs dont l’amphigourie masque les raisonnements captieux !
Clément Rosset mobilise aussi bien des références littéraires, cinématographiques, tintinophiles, musicales, (d’autres que j’oublie) et bien sûr philosophiques, pour mettre en place, petit opuscule après petit opuscule (douze en vingt-huit ans aux Éditions de Minuit, pour ne citer que cet aspect de son oeuvre) un système nous permettant de traverser la rivière du réel à sec, étape après étape, tout en profitant du paysage bruissant qui nous entoure sans s’y égarer (ou bien en connaissance de cause) : ombres, reflets, échos, reproductions diverses du réel… Au-delà d’une pensée, il crée également une écriture sensible, non dénuée d’humour, à mi-chemin entre un développement philosophique classique (quant à la rigueur et la clarté de la démonstration) et une critique littéraire, esthétique, vivante et mobile. Loin d’une chape de sérieux, on va de Borgès à Tintin, de Alison Jackson à Heidegger – en passant par Philip K. Dick.
Le dernier livre paru, Fantasmagories suivi de le Réel, l’Imaginaire et l’Illusoire, est la suite du mouvement commencé avec le Réel et son double (Gallimard, 1976) et le Réel, traité de l’idiotie (Minuit, 1977). Sans recomposer toutes les étapes de ce chemin philosophique – qui souffrirait hélas ! terriblement de la médiation –, on pourrait rappeler que Clément Rosset considère le réel comme une notion unique, sans doubles (d’où l’utilisation du terme « idiotès » signifiant simple, particulier), s’attachant à analyser, justement, la nature, la fonction, des doubles qu’on lui attribue.
Dans Fantasmagories, le philosophe s’intéresse à trois types de représentations : la
photographie, la reproduction sonore et la peinture, les mettant en relation avec trois
« doubles mineurs » évoqués dans ses Impressions fugitives (Minuit, 2004) : l’ombre,
le reflet, l’écho, trois « doubles de proximité » qui, loin d’égarer ou de constituer une illusion, sont garants de la réalité qu’ils secondent de leur présence évanescente. Ainsi la photographie pourrait-elle s’apparenter au reflet, la reproduction sonore à l’écho, la peinture à l’ombre.
La photographie selon Clément Rosset est essentiellement déceptive, en ce qu’elle ne
parvient jamais à cerner et reproduire la réalité recherchée. Ne pouvant figer ce qui par
essence ne l’est pas (un monde mouvant), sujette à de multiples illusions possibles (trucages, aléas techniques, cadrages donc subjectivité du photographe), la photographie ne saurait constituer une preuve du réel. Qui dit machine ne dit pas objectivité, car qui dit machine dit machiniste aux commandes… Et la Chambre claire de Roland Barthes d’en
prendre pour son grade ; c’est assez réjouissant d’en voir démonter les ressorts biaisés
– surtout quand on a fait une indigestion de « punctum » étant jeune. Peinture et musique constituant des « réalités à part » – après démonstration –, Clément Rosset semble avoir consciencieusement tordu le cou aux figures du double, illusions majeures de l’esprit humain.
Le Réel, l’Imaginaire, l’Illusoire poursuit et complète le mouvement, en distinguant nettement les deux derniers termes pour mieuxréhabiliter l’imagination qui, loin de s’opposer au réel, en fait partie. Non, Don Quichotte n’est pas fou. Il sait bien reconnaître qu’il a confondu un moulin avec un géant quand il prend l’aile du moulin en pleine figure. Don Quichotte se plaît dans les terres de l’imaginaire, il opte sciemment pour ce prisme. Mais ceci n’est qu’un Polaroïd un peu flouet totalement sous-exposé d’une pensée débordant largement le cadre d’une simple note de lecture. On doit emprunter pas à pas le chemin tracé par Clément Rosset pour en apprécier les développements, l’hétérogénéité des références, la malice, les surprises, les digressions, l’humour, les détours, et l’angoisse euphorique que l’on sent poindre parfois, au détour d’une impasse contournée – c’est là, aussi, tout le piment de l’aventure.
Laure Limongi
Fantasmagories suivi de le Réel, l’Imaginaire et l’Illusoire de Clément Rosset. Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », 10,50 euros.