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Martin Luther King, la parole dite en son temps

Publié le 03 avril 2018 par Les Lettres Françaises

Martin Luther King, la parole dite en son tempsLes éditions Bayard ont publié un recueil des écrits de Martin Luther King, le pasteur américain, martyr de la lutte des Noirs américains pour l’égalité, assassiné en 1968. Les éditeurs ont opéré une sélection qui ne manque pas de sens, et Bruno Chenu donne une présentation et une chronologie de la vie de King. Une pensée également pour le traducteur, Marc Saporta, qui n’avait pas la tâche facile : il faut rendre compte de la voix de King.

Dans ses écrits destinés à être publiés sous une forme écrite (essais, lettres ouvertes, interviews), King, docteur en théologie, emploie le langage traditionnel de l’intellectuel pour exposer objectivement les problèmes sociaux de son temps, la situation présente de la condition des Noirs et de leur lutte. Il s’y astreint à marier une stricte rigueur logique avec une haute exigence morale.

L’autre registre littéraire de Martin Luther King appartient à la tradition orale des grands prédicateurs de l’Eglise noire américaine. Les plus brillants esprits de l’Amérique noire ont toujours dû se confronter au défi de se rendre immédiatement intelligibles à un peuple qui a vu dresser sur le chemin de son développement, par une société successivement esclavagiste, ségrégationniste et raciste, les obstacles les plus absurdement élevés.

On a beaucoup parlé de l’oralité dans la culture afro-américaine. On devrait toujours rappeler qu’elle est, au moins autant qu’une tradition culturelle, le fruit d’un processus social. Privés d’éducation ou bien soumis à des conditions d’enseignement particulièrement indignes (1), dénigrés dans leur capacités, les Noirs américains, en conséquence, sont longtemps restés éloignés des formes traditionnelles de la production intellectuelle et artistique occidentale.

Ainsi les penseurs noirs américains ont toujours dû prendre en compte, au moment de la conception de leur œuvre, le problème de sa réception auprès de leur lectorat noir. Certains l’ont résolu en adoptant un style vernaculaire (Chester Himes), d’autres par la forme brève de la poésie (Langston Hughes), d’autres par une forme d’université populaire, la « conférence de rue » (Hubert Harrison), ou bien encore par le biais de l’autobiographie (Richard Wright).

Un autre espace d’expression a été trouvé dans les églises. Massivement évangélisés, encouragés à embrasser la religion de l’oppresseur, mais strictement séparés des Blancs dans leur pratique religieuse ordinaire, les Noirs américains ont trouvé dans leurs paroisses un lieu de partage, de réunion, de relative sécurité, mais aussi d’éducation et, partant, une rare opportunité de promotion sociale, comme le parcours de King lui-même le montre. Les églises sont des lieux où les Blancs ne pénètrent pas, où les « gens de couleur » peuvent enfin faire circuler une parole libre, d’égal à égal. L’office est un rendez-vous que peu d’entre eux voudraient manquer. C’est de là que va partir une attaque massive, déterminée et efficace contre le système de l’oppression raciale.

Martin Luther King emploie dans ses discours la langue du sermon, celle que tous les Noirs américains ont en commun. Riche de métaphores et de références partagées aux Evangiles, marquée par le style de la King James Bible – et en cela elle se rattache à un pan beaucoup plus large et éminemment prestigieux de la littérature anglo-saxonne –, la langue des révérends noirs, celle de King, n’est pas destinée en premier lieu à être imprimée, à devenir œuvre littéraire. C’est une parole qui se veut performative. King peut lancer à une nation entière des mots d’ordre, des principes d’action, des rendez-vous, des exigences.

Tout le reste lui appartient en propre : un talent d’orateur renforcé par une riche voix de baryton, une diction parfaitement exercée par le prêche hebdomadaire et une capacité à s’adresser presque individuellement à chacun des membres d’un large auditoire. Ainsi la parole de King se diffuse largement et sans difficulté à son public immédiat, parfois composé de plusieurs dizaines de milliers de personnes, mais aussi à des millions d’autres, par la télévision, la radio ou encore les enregistrements. (2)

Martin Luther King, la parole dite en son temps
Cette utilisation de la langue orale, du genre littéraire et politique qu’est le sermon, constitue l’une des principales avancées que réalise, dans le domaine de la communication, l’arrivée de Martin Luther King dans la lutte pour les droits civiques et l’égalité réelle. Hélas pour le lecteur français, il y a là une question de rythme qui résiste à la retranscription et encore mieux à la traduction. Les éditeurs du recueil le savent, qui ont eu la volonté de donner son plus célèbre discours dans les deux langues. (Le fameux « I have a dream » : c’est autant l’exposé d’un idéal à atteindre (« j’ai un rêve ») qu’une vision en train de se dérouler (« je fais un rêve »), dans laquelle King accueille chacun de ceux qui l’écoutent).

L’autre innovation dont on peut le créditer, c’est le concept de la non-violence. King et ses compagnons, pour l’élaborer, se sont servis tout autant de Gandhi que de Thoreau, mais c’est à l’exemple de Jésus Christ, en dernière analyse, que King se réfère pour promouvoir cette stratégie dont l’intérêt n’apparut pas immédiatement à ses contemporains. Les militants plus radicaux de la cause des Noirs (partisans des Black Panthers, du Black Power, de Nation of Islam…), surent reprocher à la Southern Christian Leadership Conference, présidée par King, « la limite ridicule de son courage », comme la définissait Guy Debord, dans son analyse des émeutes de Watts (3).

Ici, Debord n’est pas tout à fait juste avec King. Ce dernier engageait dans ce combat des troupes qui comptaient autant d’hommes déterminés que de femmes et d’enfants. Les quatre petites victimes de l’attentat à la bombe, le 15 septembre 1963, contre l’Eglise Baptiste de Birmingham, en portent témoignage. En s’obligeant à la non-violence, King désamorce les critiques de ses opposants. A ceux qui le taxent encore d’extrémisme, il a beau jeu de répondre : « Peut-être aimerais-je me tenir pour un extrémiste – à la lumière de l’esprit qui fait de Jésus un extrémiste de l’amour ». Ainsi, King peut poser en interlocuteur légitime du pouvoir et poser des exigences fortes.

Dans le même temps, Martin Luther King ne veut pas se contenter d’être un simple garde-fou. Dans la lettre ouverte qu’il adresse, en avril 1963, à huit prélats blancs, depuis la prison de Birmingham où on le garde à la suite des grandes manifestations réprimées violemment par la police, King refuse de transiger et de procrastiner.

Après avoir rappelé à ses contradicteurs, qui veulent le faire passer pour un agitateur extérieur, « qu’un Américain est partout chez lui aux Etats-Unis », il leur lance : « Quand vous êtes harcelé le jour et hanté la nuit par le fait que vous êtes un nègre, marchant toujours sur la pointe des pieds sans savoir ce qui va vous arriver l’instant d’après, accablé de peur à l’intérieur et de ressentiment à l’extérieur ; quand vous combattez sans cesse le sentiment dévastateur de n’être personne ; alors vous comprenez pourquoi nous trouvons si difficile d’attendre. (…) J’espère, Messieurs, que vous pourrez comprendre notre inévitable et légitime impatience ».

Derrière la déférence, l’ombre d’une menace, qui n’émane pas de King lui-même ou de son mouvement, mais bien du temps historique. A ce moment de leur histoire, les Noirs des Etats-Unis sont craints, non plus sous la forme de fantasmes individuels, mais en tant que force collective et bien réelle.

Ce refus d’attendre trouve sa source dans une conception profonde du temps : « Prétendre qu’il y a quelque chose dans le passage même du temps qui guérira inéluctablement tous les maux, voilà une idée étrangement irrationnelle. En réalité, le temps est neutre ; il peut être utilisé pour construire ou pour détruire. J’en suis parvenu à penser que les hommes de mauvaise volonté l’ont mis à profit bien plus efficacement que les hommes de bonne volonté. »

Ainsi, le 4 avril 1967, à la Riverside Church de New York, Martin Luther King informe son auditoire que le temps est venu de « rompre le silence » : « Nous sommes confrontés à la brutale urgence du présent. Dans le déroulement énigmatique de l’Histoire, il existe toujours la possibilité d’agir trop tard. La vie nous abandonne souvent nus, dépouillés, accablés, après que nous avons manqué de saisir notre dernière chance. » (4)

Dans ce discours, King prend position fermement contre la guerre du Vietnam. Dénoncer l’impérialisme américain, alors que les Etats-Unis sont empêtrés dans un conflit sanglant, est fortement préjudiciable à sa cause : l’administration du président démocrate Lyndon Johnson semble favorable à la cause des droits civiques. D’autant que King trouve, pour ce faire, des arguments inédits.

Après avoir rappelé les atrocités commises en Asie au nom de la démocratie (« Les Vietnamiens doivent tenir les Américains pour d’étranges libérateurs ») King commente l’abandon du programme de réduction de la pauvreté, sacrifié sur l’autel de l’effort militaire, et livre son jugement : « Aussi nous a-t-il fallu, encore et encore, subir le cruel paradoxe de voir, sur nos écrans de télévision, des garçons noirs et blancs tuer et mourir ensemble pour un pays qui n’avait pas été capable de les faire asseoir ensemble dans les mêmes salles de classe (…) Je ne pouvais pas garder le silence devant une si cruelle manipulation des pauvres ».

Les conclusions de King sonnent comme une condamnation brutale, non pas seulement de la politique étrangère des Etats-Unis, mais de tout un système : « Tout autour du globe des hommes se révoltent contre les vieux systèmes d’exploitation et d’oppression. (…) Il est bien triste de voir qu’en raison de leur attachement à leur confort, de leur complaisance, d’une peur morbide du communisme et de notre aptitude à nous adapter à l’injustice, les nations occidentales, à qui l’on doit en si grande partie l’esprit révolutionnaire du monde moderne, sont devenues désormais antirévolutionnaires ».

On pouvait bien alors envisager de laisser les Noirs américains s’organiser pour réclamer des places assises dans les bus, l’inscription dans les universités blanches ou même encore le droit de vote. Mais entendre leur principal représentant, un homme que ni le FBI ni les racistes les plus sanguinaires n’avaient réussi à faire taire, prendre le parti des révolutionnaires et souhaiter la levée d’une « armée multiraciale des pauvres », voilà qui a dû sembler tout à fait insupportable aux dirigeants américains de l’époque.

Un an plus tard, Martin Luther King est à Memphis, pour une autre mobilisation. Un autre discours. Cette fois, c’est le « Sermon sur la Montagne » qui est convoqué. King évoque son propre sort : « Comme tout le monde, je voudrais vivre une longue vie. La longévité a son place ; mais je ne m’en soucie guère maintenant. Je veux seulement que la volonté de Dieu soit faite : il m’a permis de gravir la montagne et, sur l’autre versant, j’ai vu la Terre Promise. Il se peut que vous la gagniez sans moi. Mais je veux que vous sachiez, ce soir, que notre peuple gagnera la Terre Promise ; aussi ce soir je suis heureux ; je ne m’inquiète de rien ; je ne crains aucun homme. Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur. »

« Il se peut que vous gagniez sans moi ». On entend distinctement, sur l’enregistrement de ce discours, une foule enthousiaste répondre avec un peu de surprise à cette phrase.

Martin Luther King, la parole dite en son temps
Le lendemain, un an jour pour jour après son discours sur le Vietnam, King, à la terrasse du Lorraine Motel, est en compagnie de quelques-uns de ses vieux camarades de lutte. Un autre discours est prévu le soir même. King se tourne vers le musicien Ben Branch : « Ben, n’oublie pas de jouer Precious Lord, take my hand, ce soir. Donnes-en une belle version. » Ce sont ses dernière paroles. Martin Luther King s’effondre sous les balles d’un tireur embusqué. C’est son amie Mahalia Jackson qui chantera le spiritual, quelques jours plus tard, à son enterrement, tandis que les villes des Etats-Unis s’embrasent, précipitant la ratification d’un pan important des droits civiques.

Dans une interview, Primo Levi se demandait un jour comment distinguer un vrai prophète d’un faux : « C’est presque impossible. Les deux emploient le même langage ». On dira que le vrai prophète n’omet pas d’annoncer aussi les mauvaises nouvelles, et que sa prophétie finit par se réaliser ; telle est grande la force de la parole dite en son temps.

Sébastien Banse

(1) La première brèche ouverte dans l’hypocrite doctrine ségrégationniste « Séparés mais égaux » le sera sur le front de l’accès à l’école, par le biais d’un arrêt de la Cour Suprême, Brown vs. Board of Education of Topeka, Kansas, en 1954.

(2) Motown, le label fondé Berry Gordy, prospère entreprise contrôlée par des Noirs, publia plusieurs 33 tours de discours de Martin Luther King.

(3) in Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, mars 1966, Revue de l’Internationale Situationniste n°10). Par ailleurs, il est intéressant de noter la proximité entre le concept du spectacle chez Debord et un texte comme The Rvolution will not be televised de Gil Scot-Heron, en 1970, qui emploie la technique du détournement des slogans publicitaires pour enjoindre les Noirs américains d’abandonner la posture impuissante du spectateur au profit de l’action collective radicale : « Black people will be in the streets looking for a brighter day / (…) The revolution WILL put you in the driver’s seat / The revolution will not be televised / The revolution will be no re-run, brothers / The revolution will be live. »

(4) On songe ici à Bossuet, autre fameux orateur : « Cette heure fatale viendra, qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence : la vie nous manquera comme un faux ami au milieu de nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tomberont par terre. » Y aurait-il là un indice pour la traduction ?

Martin Luther King, Je fais un rêve
Editions Bayard, 2013, 285 pages, 12 €
Une version abrégée de cet article a paru en octobre 2013 
dans le numéro 108 des Lettres Françaises.


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