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Idéologie(s)

Publié le 26 avril 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin
Idéologie(s)Un « manifeste » mortifère sur l'antisémitisme, signé par 250 personnalités, divise la France en son sens le plus intime, fragmente la citoyenneté par des mots excessifs et des mises en cause irresponsables.
Abject. Le constat nous apparaît chaque jour un peu plus dans son éclatante cruauté: notre République se délite dans des passions qui ne lui ressemblent pas et l’atteint au cœur et à l’âme. Le manifeste publié dimanche dernier dans le Parisien visant à dénoncer les agressions contre les juifs est à peu près tout ce qu’il ne fallait pas faire. Pensez donc. Un texte publié pour défendre les juifs, fort du nombre et de la variété de ses 250 signataires, divise la France en son sens le plus intime, fragmente la citoyenneté par des mots excessifs et des mises en cause déconcertantes, brutales, irresponsables. Initié par l’ex-directeur de Charlie Hebdo Philippe Val et l’essayiste Pascal Bruckner, ce texte nous stupéfie d’autant plus qu’il témoigne – sans en avoir l’air – d’une idéologie française assez rance pour apparaître masquée. C’est le journaliste et essayiste Claude Askolovitch qui l’a exprimé le mieux, cette semaine, dans une tribune admirable, lui, le juif qui n’oublie pas l’histoire. «Enfin, des voix s’élèvent, pour “nous”, et j’en prends ombrage?écrit-il. Ce texte est glaçant pour la vérité dont il émane comme pour les mensonges qu’il induit. Il est terrifiant pour ce qu’il rappelle de la vie et de la mort de juifs, ici, depuis le début du siècle ; et horrible pour ce qu’il nourrit: une mise en accusation des musulmans de ce pays, réputés étrangers à une véritable identité française, sauf à renoncer à leur dignité. Je ne conteste pas la bonne volonté des signataires. Je voudrais, humblement, qu’ils mesurent leur risque et leurs mots.» Et il poursuit en ces termes: «Elle fait de la lutte pour les juifs une composante du combat identitaire français, et cette identité exclut. Elle s’énonce dans un syllogisme. La France, sans les juifs, ne serait pas elle-même? Les juifs, de musulmans, sont les victimes? La France, par ces musulmans, ne sera plus la France.» Claude Askolovitch a mille fois raison. Ce manifeste, par sa lecture attentive, plaque un postulat horrible: pour dénoncer l’antisémitisme, adoptez l’islamophobie! Curieuse méthode, celle de combattre le racisme en incitant à un autre racisme, et, au passage, d’accuser les antiracistes de gauche de pactiser – au mieux – avec des racistes. Le procédé devient abject et déshonorant pour leurs auteurs, dans la mesure où il réduit l’antisémitisme contemporain en France, pour l’essentiel, à l’islam, et à l’appui que lui apporteraient diverses franges du «gauchisme».
Faute. Le sociologue Michel Wieviorka pense la même chose: «Le déséquilibre est grand, dans ce texte, entre sa charge anti-islamiste, vite antimusulmans, et ce qui y est dit, sans s’y arrêter, des autres expressions de la haine des juifs.» Il suffit de tourner notre regard ailleurs pour savoir que le renouveau du phénomène antisémite ne doit pas grand-chose à une présence musulmane mais tout aux nationalismes ambiants: Pologne, Hongrie, Autriche, etc. Dans un domaine ultrasensible, ne pas maîtriser son langage et opter pour l’outrance, les yeux parfois rivés sur le FN, relève de la faute morale et d’un manquement grave à l’Histoire. Se laver les mains à bon compte sur le dos des musulmans pour effacer le vieil antisémitisme «à la française», dans un pays où Fifille-là-voilà participa au second tour de la présidentielle, relève d’une stratégie indigne. D’ailleurs, que signifie cette volonté acharnée de promotionner des textes de penseurs «polémiques», selon le mot des éditions Gallimard, à propos des écrits antisémites de Céline, alors que, dans le même temps, nombre d’intellectuels vantent une certaine réhabilitation de Maurras, de Rebatet, de Speer et de quelques autres? Comme le clame Claude Askolovitch: «Je suis, républicain, perplexe quand tant de personnages pétitionnent, dans des mots qui n’auront jamais aucune influence sur la haine qui ravage la société, des mots qui voudraient, par force, arracher quelque nouvelle loi, quelque nouvel oukaze, pour faire de “nos concitoyens musulmans” des Français malheureux, dont chacun se méfiera, qui se méfieront de tous. Ce sera une tragédie de notre société, qu’aura justifiée le besoin de me défendre, moi juif, moi prétexte.»Rien à ajouter.
[BLOC-NOTESpublié dans l’Humanité du 27 avril 2018.]

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