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Léonardini : feu d’artifice critique

Publié le 28 avril 2018 par Les Lettres Françaises

Léonardini : feu d’artifice critiquePressés par le temps – toujours un papier à rendre pour tenter de suivre l’actualité – peu de critiques dramatiques se penchent sur leur pratique, et tentent de la penser. On en est réduit à se contenter de quelques bribes de réponses pas toujours originales à des questions que parfois des curieux leur posent. Avec Qu’ils crèvent les critiques !, qui reprend et parodie avec ironie le fameux titre du spectacle de Kantor, Qu’ils crèvent les artistes !, Jean-Pierre Léonardini comble de superbe matière cette lacune. Sa pratique, lui la pense, mais saisie au cœur du monde, en plein cœur de l’Histoire, comment pourrait-il en être autrement ? Ce qui nous est proposé ici, ce qu’il nous offre avec générosité, c’est la description savoureuse et d’une terrible lucidité d’un chemin de vie tout entier consacré au théâtre. « Pourrait-on, s’il vous plaît, s’épargner la nostalgie ? Ce n’est pas facile, savez-vous, il n’y a pas que la jeunesse envolée. Il y a aussi le monde où nous sommes ».

Tout est dit et de belle manière, un ton, sourire aux lèvres si j’ose dire, dont il ne se départira pas durant tout le livre, tout un style aussi. Parce qu’il faut le dire d’emblée, Qu’ils crèvent les critiques ! est aussi un feu d’artifice de grand style. Rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui a toujours martelé que la besogne critique comme il la nomme avec justesse, « procède avant tout d’un genre littéraire » et que le point de vue qu’elle développe est « soupesé sur une délicate balance dont le curseur est le style ». Voilà qui le distingue de la majorité de ses confrères actuels. Car, il faut bien le dire, Jean-Pierre Léonardini est sans doute le dernier d’une grande lignée de critiques que notre pays a connu. Finie la critique, finis les critiques – si j’ai bien compris le titre de l’ouvrage. En vertu de quoi il se permet avec impertinence de nous offrir cet « adieu aux armes de la critique tout personnel » dans un bouquet final où il a l’élégance de citer, auteurs, acteurs, metteurs en scène, critiques, ces derniers presque tous disparus, et aussi camarades de travail qui l’ont côtoyé au journal L’Humanité, où il a toujours voulu œuvrer par conviction et malgré des offres de supports plus argentés.

En un peu moins d’une dizaine de chapitres (neuf exactement avec un avant-propos), Jean-Pierre Léonardini retrace l’histoire du théâtre, exemples précis (de spectacles) à l’appui, sur plus d’un demi-siècle. Large place est faite aux événements de mai 68 notamment au Festival d’Avignon et aussi avec la déclaration de Villeurbanne, le Festival qui est la pierre angulaire de toute notre activité théâtrale, laquelle, Jean Jourdheuil nous l’a bien dit, fonctionne désormais sous le signe de la « festivalisation ». Longues descriptions et réflexions des nombreux Festivals d’Avignon auquel l’auteur a participé très activement, notamment lors de l’édition 2003, année où Bernard Faivre d’Arcier, alors directeur, fut contraint d’annuler la manifestation à cause du mouvement des intermittents. Léonardini était bien là, l’ « arme critique » au pied pour accompagner le mouvement et en rendre compte dans les colonnes de l’Huma.

Il était encore là, et bien là, lors de l’année 2005, qui vit naître la querelle des « anciens » et des « modernes » (c’est du moins ainsi que les thuriféraires du festival et de sa direction, avec des critiques appointés par eux, tentèrent de résumer les choses), alors qu’il n’y avait qu’un rejet – celui notamment des spectacles de Jan Fabre et de Pascal Rambert – de très mauvaises et indignes productions… Je le sais pour avoir bataillé à l’époque aux côtés de Léonardini, lequel ici, à nouveau, s’en donne à cœur-joie, mais avec la sagesse de celui qui voit désormais les choses avec recul, mais passion toujours chevillée au corps… Ce livre, en effet, est un livre de passion, celle de la vie tout simplement. Il faut lire la description de certains spectacles qui hantent encore sa mémoire (et la nôtre), ceux du Chéreau des mises en scène de la Dispute ou de Dom Juan, par exemple. L’énumération des différentes versions de la pièce de Molière, de Vilar à Bourseiller en passant par Maréchal ou Sobel, est un modèle du genre. Léonardini est un peintre et un portraitiste, entre autres qualités, de première grandeur. Les étudiants en études théâtrales feraient bien d’aller y jeter un œil, histoire de revivifier une mémoire défaillante ou jamais activée.

En son temps Antoine Vitez avait énoncé en ouverture de sa revue, L’Art du théâtre : « Nous parlerons de la critique de théâtre. Si souvent faible soit-elle en France, si borné soit son horizon, si pauvres ses mobiles et si petite son instruction, elle nous intéresse toujours, l’examen des tendances dont elle donne en creux témoignage nous éclaire à tout moment sur la situation politique où nous nous trouvons. » Pas de témoignage en creux chez Jean-Pierre Léonardini qui pose la question haut et fort : « Face au désordre du monde, le théâtre peut-il faire chambre à part ? » Inutile d’ajouter que la question induit d’elle-même la réponse. Cela nous vaut un beau chapitre intitulé « le rêve tamisé par la force des choses », cela nous vaut un constant balancement entre ce qui est de l’ordre de l’intime (ah, le temps qui est passé et la mémoire désormais surchargée de si grands souvenirs) et ce qui concerne les affaires du monde (et du Parti). Au vrai d’ailleurs aucun des qualificatifs de Vitez concernant la critique ne lui convient ; Léonardini est homme de (grande) culture. Il a le bon goût de l’exprimer de la manière la plus simple afin qu’elle soit accessible à tous. Tout son programme.

Jean-Pierre Han

Qu'ils crèvent les critiques ! de Jean-Pierre Léonardini. 
Les Solitaires intempestifs, 190 pages, 14 €

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