Si Tariq Ali est surtout connu comme un romancier et un essayiste, il a récemement choisi d’écrire une biographie de Lénine mûrement réfléchie et pensée. Alors que la Russie de Poutine ne sait que faire de l’encombrant fondateur du premier État socialiste et que Lénine est toujours voué aux gémonies dans la plupart des publications européennes et étasuniennes, cette biographie apparaît comme bienvenue et originale. « Bienvenue » car le regard que pose Tariq Ali sur Lénine dévoile une empathie à mille lieues des portraits caricaturaux si répandus. « Originale » car son livre ne se veut pas une biographie factuelle et descriptive, mais concentre sa problématique sur les dilemmes affrontés toute sa vie durant par Lénine. Si Les Dilemmes de Lénine suit bien d’une certaine manière une trame chronologique, certains points échappant à la thématique du livre ne sont sciemment pas explorés. Ainsi, il n’y a pas ici de discussion sur les différents héritiers de Lénine et leurs mérites respectifs, même si l’auteur ne cache pas son hostilité envers Staline. Tous les conflits ayant secoué l’histoire de la social-démocratie russe ne sont pas non plus traités en détail. Le propos est ainsi plus concentré et plus efficace.
Selon Tariq Ali, les dilemmes de Lénine sont tour à tour ceux du terrorisme, de la guerre, de l’empire, de l’amour et de la révolution. Comme ils ne relèvent pas d’une simple idiosyncrasie léninienne, mais de questions plus fondamentales, Tariq Ali, pour les analyser, prend le parti de revenir longuement sur le contexte de la croissance du mouvement ouvrier russe et international, sur de la structure de pouvoir de l’empire russe, mais aussi sur certains proches de Lénine comme sa femme Nadejda Krouptskaïa ou sur celle qui aurait été sa maitresse, Inessa Armand. Ce dernier point est d’autant plus intéressant que, si le poids de la Commune de Paris et le rôle de la IInde Internationale dans la formation de Lénine et dans ses décisions politiques sont connus, ses positions sur l’amour, le mariage et la sexualité le sont bien moins. À travers un chapitre sur les « Femmes d’Octobre » Tariq Ali dévoile d’ailleurs des aspects essentiels des énormes progrès opérés sous et grâce à la Révolution d’Octobre, progrès trop souvent escamotés ou relégués à l’arrière-plan.
Le chapitre sur la guerre et notamment la guerre civile est lui aussi caractéristique de cette démarche : plutôt que de décrire en détail les différentes lignes de front, Tariq Ali s’interroge sur la place de la guerre au sein de la théorie du mouvement ouvrier qui émerge à travers la guerre civile. Rappelant les positions de Trotski – partisan d’une doctrine de la guerre indépendante du marxisme –, celles de Frounzé – visant à une doctrine « unifiée » de la guerre et du marxisme –, il s’intéresse tout particulièrement à une troisième position qui semble avoir sa faveur : celle de Toukhatchevski. Ce dernier défendait une conception s’inspirant des stratégies des armées populaires de la Révolution française mettant au premier plan la mobilité et l’initiative stratégique, refusant les stratégies défensives et attentistes qu’il renvoyait avec pertinence à une phase antérieure du développement du mouvement ouvrier marquée par les batailles de rue et l’érection de barricades.
Au-delà des thèmes traités et du propos assumé, Les dilemmes de Lénine est un ouvrage qui se détache tout particulièrement par sa forme : malgré les recherches de l’auteur et son érudition, il n’est en rien académique. Outre les prédilections littéraires de Tariq Ali matérialisées par de longues citations de Heinrich Heine ou de Maïakovski, on y sent régulièrement transparaitre les inclinaisons voire les aspirations de l’auteur: d’origine pakistanaise et de tradition trotskiste, vieux militant des causes étudiantes et anti-impérialistes, lecteur précoce de Lénine, Tariq Ali fait preuve d’une empathie forte avec son sujet, empathie qui renvoie à tout un parcours de vie.
Ainsi en évoquant le fameux Que faire ? de Tchernychevski qui marqua tant la génération de Lénine, il confie qu’il n’a pu lui-même finir le livre malgré trois tentatives à chaque fois infructueuses. Tariq Ali n’en tire toutefois pas un motif de railleries, mais cherche plutôt à comprendre pourquoi un ouvrage aux qualités littéraires si limitées put séduire une voire deux générations de jeunes intellectuels cultivés comme Lénine mais aussi Vera Zassoulitch. La « condescendance de la postérité » lui est tout à fait étrangère et c’est sans doute pour cela qu’il a pu saisir avec empathie mais aussi lucidité quels étaient les dilemmes de Lénine.
Baptiste Eychart
Tariq Ali, Les dilemmes de Lénine. Terrorisme, guerre, empire, amour, révolution Traduit de l’anglais par Diane Meur Sabine Wespieser éditeur, 488 pages, 25 €
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