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Rhabiller la femme

Publié le 14 mai 2018 par Nicolas Esse @nicolasesse

Examinons une représentation schématique du corps féminin.

Côté face, nous découvrons, de haut en bas, un visage couronné de cheveux, deux yeux, une bouche et un nez au milieu. Suivent le cou,  le tronc flanqué de deux seins et percé d’un nombril à l’aplomb d’un étroit défilé menant aux abords du sexe féminin. Aux extrémités, une paire de membres supérieurs et autant de membres inférieurs qui permettent à Médarine de boire un verre tout en continuant à marcher.

Côté pile c’est pareil, mais vu de dos et avec des fesses et sans les seins.

Pour protéger ce corps fragile de la rudesse des éléments, on a découpé dans le bison un manteau mi-saison. Ensuite, le bison se faisant rare, on a cultivé le coton et démêlé patiemment le filet de bave du bombyx pour obtenir un fil de soie qui peut atteindre une longueur de 1500 mètres si le bombyx est bon. L’apparition de ces nouveaux matériaux coïncidant avec celle du chauffage central, la couturière se trouva soudain libérée des contraintes fonctionnelles et put enfin donner libre cours à son imagination. Sous les robes elle glissa des baleines, mit de l’air dans les jupons, s’arc-bouta sur les durs lacets du corset, fit pigeonner, se ravisa, cacha ce sein pour mieux le montrer, entrava, libéra, raccourcit, rallongea, pour finalement faire tout et n’importe quoi.
C’est ainsi qu’aujourd’hui la femme s’amuse à décorer son corps, qu’elle passe sans sourciller du jean troué à la robe fourreau, que sur son chemisier elle passe un petit boléro, qu’elle s’emmitoufle dans un long pull de laine ou dans un manteau de pluie quand il fait beau. Et s’il fait trop chaud, il arrive même qu’elle fasse tomber le haut. C’est souvent très réussi, inattendu, chuchoté ou flamboyant, parfois curieux, bizarre ou excessif, il arrive même que ce soit ni drôle, ni habile, un peu trop vulgaire et vraiment pas joli.

Mais le joli est une chose légère qui fluctue selon la pluie et les saisons ; il ne se mesure pas en centimètres comme la longueur d’une jupe ou d’un pantalon. C’est ce qu’ils veulent depuis la nuit des temps, les hommes en noir : mesurer la femme, la mettre sous cloche, recouvrir ces formes indécentes de tissus lourds et informes, tout effacer jusqu’au regard, jusqu’à ces yeux qui brillent et qui ne devraient pas. Assis derrière son écran plat, le tendanceur regarde ces ombres qui glissent sans bruit sur les trottoirs de la ville. Le retour aux vraies valeurs. La patrie. La famille. La modestie. La pudeur. Il flaire le bon coup. On pourrait… On pourrait… Rhabiller la femme ! C’est le titre du rapport de 150 pages qu’il envoie à cette enseigne connue dans le monde entier. Trois mois plus tard, lancement de la première collection de mode pudique, ou modeste, comme on voudra. La mode modeste fait un tabac. On rhabille la femme à tour de bras.
Les sociologues s’emparent de l’affaire. Ils expliquent que notre terre vacille et qu’elle perd ses repères. Qu’elle a besoin de morale, d’ordre, de tenue. Que cette exposition de chairs éclatantes trouble l’homme moderne, qu’elle éveille en lui des instincts qu’il ne sait plus maîtriser. Qu’il est grand temps que la femme se rhabille et que le trend modeste est là pour durer.

À ces mots, les hommes en noir ne se sentent plus de joie. Ils ouvrent une bouche immense qui pousse leurs cris vers le Dieu de leur choix pour le remercier d’avoir remplacé les mille interdits qu’ils imposent à leurs femmes par une campagne de marketing taillée pour durer au moins une éternité.


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