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Culture et barbarie : pas si simple !

Publié le 07 mai 2018 par Ep2c @jeanclp

Quelques observations et références sur les facilités de langage contemporaines dans l'emploi contemporain du terme de culture et l'opposition schématique et amnésique entre cette dernière et l'épouvantail de la barbarie.

Culture et barbarie : pas si simple !

Il ne faut pas croire que la culture est une garantie d’intelligence.

La culture relève d’une définition double et contradictoire puisque qu’elle désigne à la fois le particularisme de chaque individu mais aussi ce qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, de nos origines, nous permet de transcender l’appartenance culturelle au profit de l’inappartenance intellectuelle.
La culture a ceci d’indispensable qu’elle n’est pas utile mais possède, au contraire, la vertu d’apprendre aux hommes ce qu’il n’est pas nécessaire de savoir pour vivre. Elle ouvre sur une connaissance qui n’est pas seulement dictée par l’adaptation du monde à nos besoins. C’est d’abord en cela qu’elle nous «dérange». Car l’inculture est confortable, comme l’est le dogmatisme, le monolinguisme et l’enfermement dans la sphère étroite des aspirations individuelles, qui fabriquent des troupeaux de moutons perclus d’individualisme. La culture est un luxe, un désir naturel et non-nécessaire, un superflu qui donne au sujet le goût de l’autre et de l’intérêt pour la « liberté du monde » (Arendt).
Il ne faut pas croire que la culture est une garantie d’intelligence.
Peut-être peut-on penser la création indépendamment de la culture. Le fait qu’il existe des écrivains de génie qui n’ont pas de grande culture littéraire. En revanche, il me semble que seule la culture – au sens agricole et historique de « cultiver son jardin » – permet l’émergence de la nouveauté. Car il n’existe pas plus de nouveauté radicale qu’il n’y a de couleurs inédites. Le monde est un puzzle dont le réarrangement des pièces produit des figures nouvelles. Plus on a de pièces, plus il y a de combinaisons. La culture n’est pas une affaire de passé mais d’avenir.
 (…)
#Telle Janus… La culture possède deux visages, celui de l’ancrage et celui de l’arrachement, le visage typé, tellurique, incarné, singularisant d’une tradition, et le visage magnifique (mais abstrait) d’une transcendance qui nous «déprend de nous-mêmes» (Foucault), et nous invite à penser le monde séparément du lieu qu’on y habite.

 Raphaël Enthoven

© Journal des grandes écoles,

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Lukacs a défini la culture comme « l’humanité de l’humain », propos terrible si l’on repense au moment où il a été écrit.

Nous sommes dans un pays qui a commencé son action culturelle par la conservation, la protection des monuments, des institutions. Mais nous avons été très vite empêtres dans l’ambiguïté du mot culture. Durkheim définissait la culture comme les valeurs et les coutumes qui lient un groupe. Il faut rajouter à ce sens, comme Finkielkraut l’y invite, la transformation de l’héritage par la connaissance ou l’éducation. Lukacs a défini la culture comme « l’humanité de l’humain », propos terrible si l’on repense au moment où il a été écrit. A partir de ces définitions, je conçois la culture comme ce processus d’autocréation de l’homme par la culture, et j’essaie de travailler sur ce que cela signifie pour la démocratie. Il ne peut pas y avoir de projet de démocratie réelle s’il n’y a pas de place pour la culture et la création. L’Europe est une idée, non pas un territoire, c’est une véritable création qui doit, à mes yeux, se fonder sur ce que dit Lukacs.
Dans nos débats politiques, il faut que nous nous sentions obligés à un devoir d’humanité. La question est donc : quel statut donner à la création, et qu’entend-t-on par culture ? Après viennent les questions techniques de l’organisation du financement.
Catherine Trautmann

Lumière sur l’Europe, in Culture publique, Opus 3, Sens et Tonka éd., 2005


L’opposition entre haute culture et basse culture est un piège.

Les débats furieux engagés entre la défense d’une culture crispée sûre de ses tris et les enthousiasmes confus qui posent l’équivalence de toutes les créations et de toutes les pratiques ne sont peut-être qu’un théâtre d’ombres.

Roger Chartier.

En savoir plus sur La Cité des sens :

Débat public ou théâtre d'ombres.

L’opposition entre haute culture et basse culture est un piège. L’une suppose l’autre. Porter au pinacle la culture comme ensemble d’œuvres exceptionnelles, c’est dévaloriser par contraste la culture « populaire ». Et défendre sans discernement la « basse » culture en renonçant à tout critère éthique ou esthétique, comme on le voit parfois dans les domaines de la musique ou du street art, du tag aux parades et autres événements spectaculaires par exemple, c’est rejeter une culture exigeante, porteuse d’un idéal d’individuation et de liberté. 

(...)

Pour transmettre, il faut être ouvert aux autres, y compris bien sûr à la pluralité des cultures et des langues, dont chacune est porteuse de biens à partager ; il faut diversifier ses critères et ses références, s’adapter, chercher des points de contact… Tout le contraire de ceux qui se drapent dans un culte des formes canoniques ou dans un catéchisme culturel. L’autre sous-principe découle du phénomène de l’invention : transmettre consiste à autoriser le destinataire à transformer ce qui est transmis, à y prendre part… Tout le contraire de l’endoctrinement ou de la manipulation. Une vraie politique démocratique de la culture devrait donc endosser, à n’importe quel niveau du territoire, ces principes qu’elle pourra décliner en toutes circonstances : subventions, sélection des dossiers, appels à projets, éducation, achat d’œuvres, représentation à l’étranger, etc.

Joëlle Zask

Extrait de POUR UNE NOUVELLE DÉFINITION DE LA CULTURE

Publié le 25 juin 2017 - N° 256 dans le magazine La Terrasse

Philosophe maître de conférences à l’Université de Provence,  prône une troisième voie entre l’élitisme et le populisme qui s’affrontent encore aujourd’hui, celui de la « culturation » de l’individu, dans la lignée des droits culturels.

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L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.

Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.

L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l’a si bien senti qu’il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l’unique principe d’explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Âge que le syndicalisme français, unique reflet chez nous de l’esprit des corporations. Les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler.

Il faut arrêter le déracinement terrible que produisent toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. 

Depuis plusieurs siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux. Si à certains égards il y a eu néanmoins progrès véritable au cours de cette période, ce n’est pas à cause de cette rage, mais malgré elle, sous l’impulsion du peu de passé demeuré vivant.

Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement terrible que produisent toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. 


Simone Weil,

L’Enracinent (1943)

Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture.

« J’ai essayé de passer ma vie à comprendre pourquoi la haute culture n’a pas pu enrayer la barbarie, pourquoi elle en a été souvent l’alliée, le décor, le choeur au sens du choeur d’une tragédie grecque. »

George Steiner
Ce qui me hante, entretien avec G. Steiner,

Antoine Spire, Editions Bord de l’eau, 1999.

Façonner la sensibilité et l’intellect entraîne naturellement l’individu et, par conséquent, la société dans laquelle il s’insère, à adopter une conduite rationnelle et bénéfique. Qu’il revienne à l’éducation d’assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l’instruction publique par l’entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque là sanctionnés, pour une poignée d’élus, par la religion. .... Là ou florissait la culture, la barbarie était par définition un cauchemar du passé.

(…)

Nous savons maintenant qu’il n’en était pas ainsi… Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration …. Nous savons aussi – et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s’obstine à les ignorer - que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Franck, qui avait la haute main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds de cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke.

Georges Steiner

Le Chateau de Barbe bleue.

Le temps est venu de changer de civilisation.

Deux types de barbarie coexistent et parfois se combattent. Le premier est cette barbarie de masse aujourd’hui de Daech, hier du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l’histoire, renaît à chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître. On s’en offusque en 2016 en découvrant les images ou les témoignages dans l’État islamique, mais les millions de morts des camps nazis, des goulags soviétiques, de la révolution culturelle chinoise comme du génocide perpétré par les Khmers rouges rappellent, s’il en était besoin, que l’abomination barbare n’est pas propre au XXIe siècle ni à l’Islam ! Ce qui distingue la première des quatre autres qui l’ont précédée dans l’histoire, c’est simplement la racine du fanatisme religieux.

Le second type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages…), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les maux de la société semblent avoir pour origine l’économique, comme c’est la conviction du ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu’à instaurer des organisations du travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel de burn-out. Déshumanisantes, mais aussi contre efficientes à l’heure où la rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management, etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de bourse, etc.). Ainsi la compétitivité est sa propre ennemie. Cette situation est liée au refus d’aborder les réalités du monde, de la société, et de l’individu dans leur complexité.

Edgar Morin : « Le temps est venu de changer de civilisation »

© : Denis Lafay | La Tribune

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Votre blog a donné lieu à une création de notice bibliographique dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France.


Il lui a été attribué un numéro international normalisé

ISSN : 2270-3586

Type : document électronique, publication en série
Auteur(s) : Pompougnac, Jean-Claude (1946-.... ). Auteur du texte
Titre clé : La Cité des sens
Titre(s) : La Cité des sens [Ressource électronique] : le blog de Jean-Claude Pompougnac
Type de ressource électronique : Données textuelles et iconographiques en ligne
Publication : [Fresnes] : [Cité des sens], 2006-
Note(s) : Blogue. - Notice rédigée d'après la consultation de la ressource, 2013-11-14
Titre provenant de l'écran-titre
Périodicité : Mise à jour en continu
Indice(s) Dewey : 020.5 (22e éd.) ; 301.094 4 (22e éd.)
ISSN et titre clé : ISSN 2270-3586 = La Cité des sens
ISSN-L 2270-3586
URL : http://cite.over-blog.com/. - Format(s) de diffusion : HTML. - Accès libre et intégral. - Consulté le 2013-11-14
Notice n° : FRBNF43711075

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