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Lucien Hervé, le photographe aux « critères de peintre »

Publié le 18 mai 2018 par Les Lettres Françaises

Lucien Hervé, le photographe aux « critères de peintre »Le musée du Jeu de Paume, dans son annexe du château de Tours, propose une importante et superbe rétrospective de Lucien Hervé. L’œuvre, qui se compose essentiellement de vues d’architecture, est d’une rare force et d’une grande puissance esthétique. L’artiste déclarait : « Ma vision tend à être aussi rigoureuse qu’un tableau. J’ai des critères de peintre. » Mais aussi : « L’œil de chacun peut devenir poète. J’ai mis là mon ambition, faire redécouvrir la beauté inhérente de toutes choses, la beauté possible de l’insignifiant. » Partons avec lui à la recherche du beau.

László Elkán nait en Hongrie le 7 août 1910. Il est issu d’une famille juive bourgeoise. Son père meurt alors qu’il avait dix ans. Il suit des cours d’économie politique à Vienne et de dessin à l’Académie des beaux-arts. En 1929, il s’installe à Paris où il passe son temps dans les musées. Il dessine beaucoup. En 1934, il adhère au PCF et devient militant syndical. Trois ans plus tard, il est naturalisé français. En 1938, il est exclu du PCF. Il est embauché comme journaliste dans un magazine. À la mobilisation, il se retrouve photographe de l’armée et est fait prisonnier par les Allemands à Dunkerque. Évadé, dans la clandestinité, il reprend la carte du PCF, rejoint l’Armée secrète à Grenoble et prend le pseudonyme de Lucien Hervé. Durant cette période, il se met aussi à pratiquer la peinture. Deux ans après la Libération, le voici de nouveau exclu du PCF. Il donne articles et photographies à divers journaux.

L’année 1949 marque un tournant décisif dans sa carrière. « Alors qu’il travaille pour la revue L’Art sacré, lit-on dans le catalogue de l’exposition, il rencontre le père Marie-Alain Couturier, directeur de la revue. Grâce à lui, il photographie Matisse dans son atelier niçois. Sur le conseil du père Couturier, il visite l’unité d’habitation en construction de Le Corbusier, à Marseille, et envoie les six cent cinquante clichés à l’architecte, qui lui demande de devenir son photographe attitré. » C’est le début d’une longue et fructueuse collaboration. Il effectuera deux voyages en Inde avec Le Corbusier pour prendre ses constructions. Dans les années 1950, il travaille également pour d’autres architectes tels qu’Oscar Niemeyer ou Jean Prouvé. Sa première exposition a lieu à Milan en 1951.

À partir de 1955, « il est photographe officiel de la construction du siège de l’UNESCO ». En 1956 paraît le livre La Plus Grande Aventure du monde, fruit de sa fréquentation de l’abbaye cistercienne du Thoronet. Il se rend en Espagne pour un reportage sur l’Escurial, fait le tour de la Méditerranée et s’embarque pour un voyage autour du monde. Les expositions se succèdent. En 1965, année de la mort de Le Corbusier, on lui diagnostique une sclérose en plaque. Il participe à des jurys de divers école d’architecture, donne des conférences et reçoit de multiples honneurs. Lucien Hervé meurt à Paris le 26 juin 2007.

Le Corbusier déclarait : « L’architecture, c’est avec des matériaux bruts, établir des rapports émouvants. » Chez Lucien Hervé, les « rapports émouvants » sont provoqués par les lignes, les cadrages et les jeux de lumière avec des contrastes très tranchés. La photographie d’architecture possède ses règles et ses exigences. Il s’en explique : « Le photographe d’architecture n’a pas le droit de livrer des images molles, c’est-à-dire sans contraste, trahissant les vertus de l’architecture ou, bien au contraire, des images complaisantes. S’il n’a pas à déclarer beau ce qui ne l’est pas, il n’a pas le droit non plus d’accepter sa propre production sans y apporter un regard critique. En fait, c’est ici que commence la bataille majeure pour lui. Cette exigence morale comporte aussi le problème de l’indépendance du photographe à l’égard du commanditaire. Il serait souhaitable que la sérénité de son jugement s’appuie sur une solide préparation théorique et artistique, et lui donne la possibilité de voir une création architecturale avec un certain recul. » On comprend bien là qu’il ne s’agit pas de documenter l’œuvre de Le Corbusier, par exemple, mais bien de faire œuvre à part entière. Cette volonté de garder un œil critique est le fruit d’un savoir (Lucien Hervé, on l’a vu, a étudié et pratiqué le dessin et la peinture d’où il tire ses critères) tout autant que la condition d’une qualité plastique, esthétique de l’image.

Certaines photographies semblent purement abstraites, un jeu d’ombres et de lumières, de noir et de blanc relancés par des lignes franches et nettes. La quasi absence d’hommes ou de femmes renforce cette impression d’abstraction. Même s’il a réalisé de beaux portraits, l’humain se voit essentiellement dans cette œuvre par ses réalisations. « Il arrive, écrit-il encore, qu’on me fasse le reproche de montrer le plus souvent l’architecture sans personnages. Il est vrai que trop souvent l’homme n’ajoute rien par sa personne à l’architecture où un bon architecte lui a déjà réservé une place de choix. Il risque d’y ajouter l’anecdote, alors que toute architecture suppose le fait humain, mais à un niveau qui exclut la médiocrité. Il est pourtant important que l’œuvre bâtie puisse se confronter avec l’homme pris comme mesure. Dans ce cas, l’ombre d’un ouvrier accomplissant sa tâche suffit à suggérer la présence humaine. Il importe peu […] que cette ombre porte en elle le fardeau de l’homme au travail, ou bien la marche pénible de l’homme vers la lumière. »

Lucien Hervé nous aide à progresser dans cette marche pénible vers la lumière. Abordant l’architecture médiévale ou moderne avec ses « critères de peintre », il a donné une œuvre où le beau se lit à chaque image, une œuvre d’une intensité et d’une force peu commune qui émeut, bouleverse et nous apprend à voir non seulement les constructions mais sans doute la photographie elle-même.

Franck Delorieux


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