La cruauté n’a nul besoin de sang et d’outrances pour exister. Pour déranger, toucher au cœur, frapper le spectateur de toute sa dimension malsaine et toute son horreur. Lynne Ramsay le sait mieux que quiconque, elle qui traumatisa son monde avec We Need To Talk About Kevin en 2011. De figure rassurante, de tendresse et d’affection, l’enfance sous la caméra de la réalisatrice écossaise se fit alors motrice de souffrances, psychologiques et physiques. Non pas d’une adulte à l’endroit de celui qu’elle est censée protéger, mais bien de ce dernier à l’encontre de celle qu’il devrait de toute évidence aimer. D’évidence, si ce n’est des choix, il n’est du reste guère dans le cinéma de Lynne Ramsay. Les certitudes s’estompent face à la profondeur des sujets, l’ordre naturel des choses s’effondre sous le poids de leur complexité. La frontière entre bon et mauvais, bien et mal, se brouille, amenant ses films à constamment évoluer au sein d’une zone grise perturbante, car propre aux surprises et aux questionnements.
Joe est un mercenaire. Et un très bon. Efficace, discret, implacable. Indestructible même pourrait-on dire. Joaquin Phœnix impose une stature imposante, une carrure de grizzly intimidante, où le calme apparent de la démarche, la retenue de façade, peuvent bien vite voler en éclats derrière l’irruption d’une violence froide et bestiale. Le jeu physique et corporel impressionnant de l’acteur n’est pourtant qu’un leurre. Une fois de plus chez Lynne Ramsay. Si Kevin était un monstre terré sous le charme d’un visage angélique, Joe, lui, est une somme de fêlures prêtes à exploser, tant bien que mal contenue sous les atours d’une brute épaisse, au premier abord dénuée de toute sensibilité. Une main de velours dans un gant de fer ? Avec You Were Never Really Here, Lynne Ramsay n’entend pas se contenter de dépeindre une dualité maintes fois représentée, mais bien de s’attacher à en déconstruire les fondements, pour mieux en embrasser les nuances. Ici, la gratuité n’a pas droit de cité. Chaque acte de Joe a un prix, psychique, moral. Et surtout, un véritable sens. Film noir revendiqué, vigilante movie larvé, You Were Never Really Here se place néanmoins au-dessus de la mêlée, dans sa propension à constamment enrichir les motivations et la symbolique de ce qu’il dépeint. Volontiers brutal, à la violence sèche et âpre (explicitement traduite par l’usage du marteau, arme privilégiée du cinéma de genre sud-coréen), ce dernier n’en déploie pas moins des trésors d’onirisme, tantôt poétiques tantôt traumatiques, l’extirpant de son carcan réaliste pour emprunter à l’occasion la voie d’un récit fantasmagorique.
Souvenirs cauchemardesques, songes fantasmés, réminiscences d’un passé réellement vécu ou recomposé, à aucun moment You Were Never Really Here ne donne explicitement les clés de ce qui est raconté. Autour d’une ligne directrice claire, limpide, et d’une structure narrative dans la pure tradition du genre, Lynne Ramsay trouble son récit en distillant patiemment le doute quant à la véracité de ce que traverse Joe. Sans prendre le pas sur les enjeux explicites du scénario, l’altérité impressionniste déployée par la metteuse en scène en souligne avantageusement la schizophrénie latente. Schizophrénie sous le poids de laquelle Joe titube, plie à la lisière de la rupture, nous emportant avec lui à la fois dans une tragique descente aux enfers, et une résurrection morale dont Nina, fille d’un sénateur corrompu qu’il sera amené à rechercher et protéger, se fait le symbole privilégié. Une diégèse christique visuelle (l’apparence de Joe, la crucifixion d’un des personnages) et thématique rappelant de ce point de vue l’œuvre de Jacques Audiard, en particulier Un Prophète et Dheepan, avec lequel You Were Never Really Here partage une approche similaire du film de vengeance, ainsi qu’une conjugaison harmonieuse du récit social et du thriller frontal. Il en serait même le miroir inversé. Substituant les élites et leur décadence à la marginalité et ses exclus, moins en quête de survie que d’existence. Troquant la figure de l’étranger cherchant par tous les moyens à s’intégrer, pour celle d’un ancien soldat initialement dévoué à son pays, dont l’engagement l’aura profondément meurtri si ce n’est détruit. Surtout, toujours dans cette démarche inaltérable de faux-semblants dont le titre (« Tu n’étais jamais vraiment là ») se fait lui-même l’écho, le protecteur taciturne, l’homme violent cache également l’âme d’un enfant tel Malik dans Un Prophète, dans sa vision du monde, les moteurs de ses actions, et même dans ses relations. La jeune fille à secourir, qui pourrait être l’enfant que lui-même n’a jamais eue, deviendrait aussi l’amour à chérir dans une envolée des plus ambiguës, car la seule à même de le comprendre, à le voir réellement à nu. Une fois n’est pas coutume, « Le Taxi Driver du 21e siècle, l’accroche du film trônant sur l’affiche française, loin d’être écrasante, s’avère même plutôt bien vue.
Le travail sur les corps et leurs motifs d’expressions, celui effectué sur leurs vêtements (leurs couleurs, leurs textures) ou les moments de dénudation, sont ainsi autant de signaux évocateurs envoyés par Lynne Ramsay quant à l’accessible exigence de son petit dernier. Pris au premier degré, ils découleront d’une volonté de bousculer les sensibilités, heurter les mœurs, du moins les confronter, à l’image d’un film qui, dans son ensemble, n’hésite pas à choquer. Au second, c’est une somme d’allégories quant au poids de l’existence et la force nécessaire à sa traversée qui se fait jour, s’exprimant par le langage des mouvements plus que par celui des dialogues (même si très bien écrits et signifiants). Riche en valeurs de plans multiples rattachant constamment les personnages à leur environnement, mettant par ailleurs l’accent sur la profondeur de champ et les textures, You Were Never Really Here ne sacrifie pas sa dimension cinématographique sur l’autel du propos, amenant plutôt ses considérations métaphysiques, philosophiques, et sociales sur le terrain de la mise en scène picturale et de l’expérimentation esthétique. Un parti-pris haut en couleurs devant énormément à la direction photo élégamment saturée de Thomas Townend, ainsi qu’à la partition aérienne de Jonny Greenwood (membre majeur de Radiohead, et déjà à l’œuvre sur la superbe composition de Phantom Thread de Paul Thomas Anderson), toutes deux dépositaires de l’expérience sensorielle recherchée avec force précision par Lynne Ramsay. Faisant de You Were Never Really Here un vrai bad trip paradoxalement stimulant, un voyage sensitif et mélancolique étonnamment enivrant.
Également la preuve définitive d’un talent qui, pour s’exprimer à nouveau, n’aurait jamais dû attendre huit ans. Devrait-on encore rappeler à quel point le genre se conjugue également au féminin ? Kathryn Bigelow, réalisatrice oscarisée pour Démineurs, l’a une nouvelle fois démontré avec Detroit l’an passé. Même si encore trop esseulée, Lynne Ramsay, avec You Were Never Really Here, peut désormais fièrement trôner à ses côtés.
Il était temps.