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La manipulation non culturelle des choix dans le concours de l’Eurovision

Publié le 25 mai 2018 par Infoguerre

La manipulation non culturelle des choix dans le concours de l’Eurovision

Depuis 1992, seule une victoire au concours de l’Eurovision n’est pas liée à une échéance politique, un rapport de force géopolitique ou un sujet de société. Peut-on vraiment parler de hasard ? Chaque année depuis 1956, en mai, L’Union européenne de radio-télévision (UER) organise le Concours Eurovision de la chanson (dit Eurovision). Les pays participants sont membres de l’organisation et n’appartiennent pas nécessairement à l’Union européenne (UE), ni même à l’Europe continentale. On retrouve ainsi parmi les « autorisés » des pays tels qu’Israël (qui participe déjà aux compétitions sportives européennes, pour des raisons de sécurité), l’Égypte, la Tunisie, la Libye, la Jordanie, et même l’Australie. De fait, tous les membres de l’UER ont le droit de participer, à condition notamment de retransmettre l’intégralité du concours sur leur service télévisuel public. Pour achever d’éloigner l’UE de l’UER, notons que cette dernière est basée en Suisse.

Mais la distinction s’arrête là, tant les résultats de la compétition semblent empreints de politique, que ce soit pour influer sur des processus électoraux ou sensibiliser l’opinion sur les sujets sociétaux brûlants, des droits des homosexuels au harcèlement en passant par l’immigration. A toutes ces affirmations, l’on pourrait objecter une possible exagération, l’Eurovision étant officiellement un concours démocratique qui récompense, dans la plus grande transparence, la chanson favorite de jurys nationaux et d’un grand public passionné de chanson…

Transparence : entre préemption des votes nationaux et qualification par le porte-monnaie

Commençons par le mythe du concours transparent. D’abord, le système de vote de l’Eurovision demeure d’une singulière complexité : dans chaque pays, un « jury de professionnels », composé de cinq membres, animateurs de radio ou de télévision, auteurs ou compositeurs de musique, artistes ou producteurs, attribue des points (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10 et 12 points) à ses 10 chansons favorites et depuis 2016, les téléspectateurs ont également droit au chapitre (télé-vote). Les résultats du jury et public nationaux sont présentés séparément ; chaque pays attribue ainsi 116 points, dont la moitié provient du seul « jury des médias », dont il serait justifié de questionner l’indépendance et la légitimité. Ensuite, les Français ne passent jamais par les demi-finales du concours, car les plus gros contributeurs de l’UER (France, Allemagne, Espagne, Italie et Royaume-Uni) bénéficient d’une place d’office en finale.

1992-2000 : Des résultats 100 % politiques

« En 1992, 1993, 1994 et 1996, l’Irlande protestante remporte le concours, engluée depuis les années 60 dans le conflit avec les Nord-irlandais catholiques. C’est précisément à cette époque que les belligérants commencent à chercher des solutions politiques concertées. Seule la Norvège viendra perturber cette suprématie artistique irlandaise en remportant l’édition de 1995 alors qu’en novembre 1994 s’était tenu le référendum norvégien sur l’adhésion à l’UE, où le « non » l’emporta. En 1997, le Royaume-Uni remporte la compétition, alors qu’un accord de paix durable est finalement entrevu en Irlande avec la nomination à Downing Street, en mai, du travailliste Tony Blair. En 1998, Israël gagne l’Eurovision avec un chanteur transsexuel, alors que le pays fête ses 50 ans et que doit se tenir durant l’été la première Gay Pride à Tel Aviv. En 1999, année de lancement de l’euro, la Suède l’emporte alors qu’après avoir hésité pendant plusieurs mois, le pays a décidé de ne pas adopter la monnaie commune. Même topo en 2000, quand le Danemark gagne alors que le référendum national sur l’adhésion du pays à la zone euro est programmé pour septembre, où le « non » l’emportera. Et ainsi de suite…

2001-2011 : Une corrélation systématique avec un scrutin électoral majeur

De fait, entre 2000 et 2011, les 12 vainqueurs avaient tous une échéance politique majeure (élections présidentielles ou législatives) à moins de 7 mois du concours. Même en considérant, de manière extrêmement prudente et conservative, que tous les pays participants avaient une chance sur deux d’être touchés par la grâce musicale en période pré ou post-électorale, la probabilité qu’ils l’aient été douze fois de suite ne dépasse pas 0,025 %.

En détails :

  • En 2001, l’Estonie ; Les élections présidentielles sont prévues en septembre. Arnold Rüütel, partisan de l’entrée du pays dans l’UE et dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN), sera élu.
  • En 2002, la Lettonie ; Les élections législatives, fondamentales dans le pays (le pays ne compte qu’une Chambre, chargée d’élire le président de la République) sont prévues en octobre. Elles mettront fin à une instabilité politique chronique depuis 1992 (indépendance vis-à-vis de l’URSS) et permettront l’entrée du pays dans l’UE et l’OTAN.
  • En 2003, la Turquie ; en novembre 2002, les élections législatives avaient bouleversé les équilibres politiques et porté un nouvel homme fort au pouvoir : Recep Tayyip Erdogan était devenu Premier ministre avec un parti fondé quelques mois auparavant, l’AKP. Il est alors courtisé par les Européens, soucieux d’obtenir des gages de « continuité » du dialogue pour l’intégration de la Turquie à l’UE, qu’il donnera.
  • En 2004, l’Ukraine ; Les élections présidentielles se dérouleront en novembre. Viktor Ianoukovitch sera dans un premier temps réélu avant de faire face à une vague inédite de protestations, soutenue par les pays européens et les États-Unis : La « Révolution orange ». La crise débouchera sur l’élection de son opposant, Viktor Iouchtchenko, qui ne laissera pas un souvenir impérissable aux Ukrainiens.
  • En 2005, la Grèce ; Les élections présidentielles ont eu lieu en février et le nouveau président est social-démocrate, intronisé en mars. Le 19 avril, le Parlement grec ratifie le projet de traité instituant une Constitution européenne.
  • En 2006, la Finlande ; Les élections présidentielles se sont tenues en janvier. Tarja Halonen, du parti social-démocrate, l’a emporté face au Parti conservateur de Sauli Niinisto. Cette année, la Finlande occupe également la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le même contexte que l’année précédente !
  • En 2007, la Serbie ; Les élections législatives ont eu lieu en janvier. Ce sont les premières depuis la sécession du Monténégro et l’indépendance de la Serbie en 2006. Le 13 juin, l’UE rouvre les négociations de l’accord de stabilisation et d’association avec le pays, préalable à son adhésion à l’Union.
  • En 2008, la Russie ; Le 2 mars, l’élection présidentielle avait donné son verdict. Vladimir Poutine ne pouvant pas briguer de troisième mandat consécutif, c’est Dimitri Medvedev qui a remporté le scrutin et nommé Poutine au poste de Premier ministre.
  • En 2009, la Norvège ; en septembre, les élections législatives doivent se tenir dans le pays. Les socio-démocrates la remporteront face aux deux partis conservateurs.
  • En 2010, l’Allemagne ; en juin, l’Assemblée fédérale allemande doit élire le président du pays. Ce sera Christian Wulff, candidat désigné par la chancelière Angela Merkel mais dont l’élection difficile (3 tours de vote, le plus long de l’histoire du pays) s’est apparentée à un revers politique pour Merkel. Il démissionnera en 2012, englué dans une affaire de corruption.
  • En 2011: Azerbaïdjan. Les élections législatives se sont déroulées en novembre 2010. Entre mars et septembre 2011, le pays est traversé par d’importantes manifestations, soutenues par l’Union européenne et les États-Unis. Les manifestants réclament des réformes démocratiques, la libération de prisonniers et la démission du Président et du Premier ministre, sur fond de rapports de force entre Occidentaux et Russes autour des enjeux gaziers que représente le pays.

2012-2018 : Entre géopolitique, sujets sociétaux et échéances politiques

En 2012, pour la première fois depuis 2000, le vainqueur n’est pas en période électorale : la Suède remporte la « compétition ». De plus, contrairement à la plupart des titres vainqueurs de l’Eurovision, dont l’impact commercial est généralement limité, la chanson connaîtra un véritable succès à l’international. Notons seulement que 2012 marque le début de la crise migratoire en Europe et que la chanteuse suédoise Loreen (Lorine Zineb Nora Talhaoui), née de parents marocains, est une des trois candidates « issues de l’immigration » avec la franco-indonésienne Anggun et l’ukraino-congolaise Gaitana. Un message sociétal ?

En 2013, le Danemark remporte le concours et pour la première fois depuis 1992, je n’ai pu faire un quelconque lien avec un évènement électoral ou un enjeu sociétal. Notons toutefois qu’à l’issue de cette édition, l’Azerbaïdjan (par son président), la Russie (ministre des Affaires étrangères) et la Biélorussie (président), affirmant que leurs votes n’avaient pas été correctement comptabilisés, ont publiquement dénoncé une falsification des résultats. De plus, pendant la cérémonie, la diffusion de certains votes avait été retardée de plusieurs minutes, officiellement en raison d’un bug informatique.

En 2014, bis repetita sociétal avec la victoire de l’Autriche. Le chanteur travesti Conchita Wurst (de son vrai nom Thomas Neuwirth) remporte cette édition dont le résultat sera très largement médiatisé en Europe et aux États-Unis. Neuwirth sera courtisé de nombreux mois pour promouvoir les droits des communautés LGBT, en allant jusqu’à chanter au Parlement européen au nom de la tolérance et du respect des différences sexuelles en octobre.

En 2015, la Suède l’emporte. En septembre s’étaient tenues les élections législatives pour composer la Chambre unique du Parlement suédois. Le parti social-démocrate, très européen, avait fini en tête du scrutin.

En 2016, au tour de l’Ukraine. La chanteuse ukrainienne Jamala a interprété le titre 1944, en hommage à la déportation l’année éponyme des Tatars de Crimée. Cette victoire intervient deux ans après la sécession de la Crimée, alors que le président ukrainien Petro Porochenko avait annoncé publiquement en janvier sa volonté de reprendre la Crimée à la Russie au cours de l’année.

Le Portugal remporte l’édition 2017, alors que le pays s’apprête à sortir très officiellement de la crise économique profonde qu’il traverse depuis 2011. Il vient alors de réussir à passer sous la barre bruxelloise des 3 % de déficit et le Conseil européen s’apprête à le sortir de la procédure enclenchée contre lui pour déficit excessif. Les élections municipales sont prévues en octobre, et conforteront l’exécutif en place. Le chanteur, Salvador Sobral, s’est fait remarquer au cours des semaines précédentes pour avoir mené une campagne médiatique de soutien aux migrants ; le Portugal se dit alors parfaitement enclin à augmenter son quota d’accueil.

En 2018, c’est Israël qui est élu, 20 ans après sa dernière victoire, quelques jours avant le 70e anniversaire du pays et avant que les États-Unis ne lui reconnaissent Jérusalem comme capitale. Un pur hasard ? Probablement. Ceci dit, la chanson victorieuse, intitulée « Toy », inspirée du mouvement anti-harcèlement #MeToo, se marie particulièrement bien avec l’actualité sociétale. En définitive, les résultats au concours de l’Eurovision sont corrélés avec le fait politique, géopolitique et sociétal dans l’écrasante majorité des cas, sans qu’il soit nécessaire d’étudier les rapports de force internes aux votes (certains pays ayant pris la fâcheuse habitude de voter pour leurs meilleurs partenaires politiques et commerciaux…). Les chansons engagées sur des sujets sociétaux tels que les droits des homosexuels, le harcèlement sexuel ou la crise migratoire pourraient pousser jurys et opinions publiques à voter pour des raisons idéologiques, avec « l’aide » de campagnes médiatiques favorables, mais les corrélations directes et récurrentes entre les pays vainqueurs et leurs enjeux électoraux internes sont strictement inexplicables, sauf à admettre que l’Eurovision décerne des prix plus politiques qu’artistiques, et donc biaisés et potentiellement truqués. En effet, si nous ne pouvons exclure qu’une corrélation puisse relever du hasard, les résultats considérés ensemble défient les lois de la probabilité.

Thibaud Bielli

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