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Ramadan et ses pubs (1/2) : la question de Jérusalem vue par les Koweïtiens de Zayn

Publié le 24 mai 2018 par Gonzo

CPA reprend du service, pour quelques épisodes en tout cas, avec une petite série à propos des productions de ramadan sur les chaînes télévisées arabes. Ce premier billet est consacré aux pubs, plus envahissantes que jamais, bien entendu. En effet, aux annonceurs traditionnels qui essaient de profiter de cette période de consommation pour vendre leurs produits s’ajoutent désormais de nouveaux venus qui multiplient les campagnes pour des œuvres de charité et autres actions de bienfaisance. À tout cela il faut encore ajouter les grandes sociétés qui cherchent à faire parler d’elles et à marquer les esprits (d’éventuels consommateurs) grâce à des spots spectaculaires à gros budget. Dans cette dernière catégorie, on avait déjà évoqué l’année dernière la société koweïtienne Zayn qui, après une longue tradition de messages à caractère purement festif, avait lancé une vidéo d’un genre différent en associant la prestation du chanteur des Émirats Hussain al-Jassmi (حسين الجسمي) à un discours dénonçant le terrorisme d’inspiration prétendument islamique.

La vidéo de cette année s’empare d’un sujet qui est encore plus d’actualité, à savoir Jérusalem. Elle a pour fil conducteur un enfant qui s’adresse aux grands de ce monde, ou plutôt à leurs sosies : Donald Trump, à qui l’enfant propose de partager le repas de rupture du jeûne s’il arrive à retrouver sa maison dans les décombres ; Poutine qui a droit à un petit discours sur la guerre, tandis que les autres leaders du monde occidental, Angela Merkel, Justin Trudeau et Antonio Guterres, sont montrés en train d’aider des réfugiés ; quant à Kim Jong-un, il secoue tristement la tête devant les ruines de la maison de l’enfant. Dans les dernières séquences, ce dernier va chercher dans sa prison une petite fille qui ressemble à la célèbre militante Ahed Tamimi (en plus jeune), tandis que les paroles reprennent le refrain à propos de la rupture du jeûne à Jérusalem. Encore quelques plans avec les sosies des stars de la politique mondiale et montée finale en zoom arrière sur le Dôme du rocher et son mur (celui de l’enceinte de la ville, pas la « barrière de sécurité » chère aux Israéliens), de telle sorte que l’on découvre que les deux enfants sont désormais encadrés par six adultes portant les tenues traditionnelles du Golfe.

Dans le contexte du transfert de l’ambassade étasunienne, le message de la société de communication koweïtienne consistait bien évidemment à rappeler l’attachement des musulmans à la capitale palestinienne comme le rappellent les paroles de la chanson, ville où ils veulent, symboliquement, pouvoir continuer à rompre le jeûne, en dépit des difficultés du moment dans la région, à commencer par les guerres qui détruisent les foyers d’innombrables victimes contraintes de braver la mort pour trouver une vie meilleure. Voix de l’innocence, le petit Arabe musulman s’adresse donc aux puissants de ce monde pour leur rappeler ces souffrances et, implicitement, leur demander d’y mettre fin en permettant aux Palestiniens – représentés par la figure de Ahed Tamimi – de jeûner en paix dans leur ville. Les promoteurs de la vidéo (et de la marque Zayn) avaient donc pour intention de s’emparer d’un thème en principe largement consensuel, Jérusalem (al-Quds en arabe), ville sainte pour les musulmans (aussi). C’est peu dire qu’ils ont été mal compris !

La vidéo est une production koweïtienne (y compris pour la parolière et le compositeur), un Émirat en principe aligné sur la politique saoudo-émirienne mais avec tout de même quelques velléités d’indépendance qui le font, par exemple, ne pas vouer systématiquement aux gémonies l’abominable petit Qatar. C’est bien assez en tout cas pour susciter la colère des plus fanatiques des supporters du régent Muhammed ben Salmane qui ont vu dans cette publicité, sans rire, « la main de l’Iran » ! Un ancien dirigeant de la chaîne Al-Arabiya a ainsi évoqué « l’hégémonie de l’esprit irano-frère musulman » (هيمنة الفكر الإخواني الإيراني), soutenu en cela par le journaliste et romancier Turki al-Hamad (تركي الحمد) choqué, surtout en cette période de spiritualité, par cette « idéologisation » et ces « coups de sape politicards » (ma traduction pour الأدلجة وحفريات السياسة ).

Une telle susceptibilité à fleur de peau montre à quel point les esprits sont échauffés à propos de Jérusalem, un thème sur lequel Saoudiens et Émiriens craignent par-dessus tout qu’on les soupçonne de lâcheté, en tout cas de complaisance vis-à-vis des USA et de leur allié israélien, surtout à l’heure où les chancelleries du monde bruissent de rumeurs sur le « deal du siècle » qui pourrait bien être rendu public à la fin de ramadan justement.

Néanmoins les principales critiques de la campagne publicitaire de la société Zayn ne sont pas venues des zélotes de la politique saoudo-émirienne mais, de façon beaucoup plus logique, du camp des nationalistes arabes. Rappelant la puissance, dans l’imaginaire des peuples de la région, de l’image de Jérusalem, un article dans Al-Akhbar (entre autres nombreux exemples) propose ainsi un décryptage de cette courte vidéo en soulignant le rôle à proprement parler singulier qu’y joue (le sosie de) Donald Trump. C’est à lui seul que s’adresse l’enfant (le clip s’appelle d’ailleurs Monsieur le Président en arabe), lui seul est présenté dans ses fonctions de chef d’État et, d’un point de vue filmique, c’est son regard en réponse à la demande de l’enfant qui déclenche la narration. Quant à celle-ci, elle se referme sur les silhouettes, vue de dos, de six personnages dans les tenues traditionnelles de la Péninsule arabe, comme pour dire que les six pays du Conseil de coopération du Golfe veillent, au nom des musulmans en général et des Arabes en particulier, sur Jérusalem. Pourtant, la structure du récit, celle de la supplique lancée par un enfant aussi innocent que désarmé, à l’adresse du leader des USA présage fort mal de l’avenir tellement il est clair que les Israéliens, totalement absents de la vidéo (!), sont dans une position de force qui leur permettra d’exploiter au maximum, dans le prochain « deal du siècle », la faiblesse de ceux qui prétendent être les actuels leaders du monde arabe…


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