La photo de couverture de la remarquable biographie de Delphine Seyrig par Mireille Brangé la représente dans son rôle le plus célèbre pour les cinéphiles : celui de l’héroïne de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Son visage surmaquillé est à demi caché par les plumes noires de sa robe, empruntées aux apparitions ornithologiques de Marlene Dietrich dans Shanghaï Express de Joseph von Sternberg. Si ce rôle a installé définitivement la comédienne dans l’histoire du cinéma par un film autant marqué par sa personnalité extraordinaire que par l’originalité du scénariste, Alain Robbe-Grillet, et que par celle du cinéaste (au point qu’ils sont finalement tous les trois à être crédités comme les auteurs de ce phénomène artistique), c’en est un autre qui l’a rendue populaire, dans un film tout aussi mythique, mais moins obscur : Peau d’âne de Jacques Demy, où sa chanson délicieuse et son apparition fantasque en fée héliportée ont enchanté les enfants et gravé à jamais ce souvenir dans leurs mémoires cinématographiques d’adultes. Bien qu’il s’agisse de deux films d’auteur, ils sont l’un et l’autre à deux extrémités de l’esthétique du cinéma. Mais la sophistication et l’étrangeté de la comédienne leur est commune, quoique différemment exploitée.
La courte vie de Delphine Seyrig, amputée par un cancer précoce, à moins de soixante ans, s’identifie avec l’histoire du cinéma et avec celle du théâtre français de 1955 à 1990. Elle avait, du reste, coutume, pour éluder les interviews invasives, de dire aux curieux que l’histoire de ses rôles était celle de sa vie. Née le 10 avril 1932 à Beyrouth dans un milieu cosmopolite et privilégié d’intellectuels de haut rang à la forte personnalité (son père, Henri Seyrig, était un archéologue renommé et sa mère, Hermine de Saussure, une intrépide navigatrice), elle a vécu une enfance assez libre en compagnie de son demi-frère Francis qui sera musicien et qui avait été reconnu par Henri lors de son mariage avec Hermine, déjà mère et abandonnée.
Descendant, du côté maternel, d’une famille suisse apparentée à la fois au célèbre linguiste et à Madame de Staël, Delphine avait de solides gènes qui la destinaient à prendre son destin en main. Adolescente indocile dont les insolences étaient finalement admirées et gérées par son père qui la laissait ruer dans les brancards lorsqu’elle supportait mal la discipline de l’école, elle voulut être d’abord écrivain et ce rapport profond à la littérature influencera inévitablement sa carrière qui la portera vers un théâtre novateur.
Parallèlement, le théâtre la réclame, et elle ne renoncera jamais à un genre pour l’autre, étant, avec Françoise Fabian, Jeanne Moreau ou Danielle Darrieux, l’un des rares exemples de double carrière égale sur scène et à l’écran. Avec le théâtre, en 1960, elle avait déjà un lien très fort, notamment à travers Roger Blin qu’âgée d’à peine plus de vingt ans, elle a aidé à financer la création d’En attendant Godot de Samuel Beckett, qui lui vouera une durable reconnaissance et dont elle interprétera Comédie et Pas.
Ce n’est pourtant pas exclusivement à l’avant-garde qu’elle se vouera. Harold Pinter dont elle créera en français plus tard L’Amant, La Collection et C’était hier, représentait cet équilibre qu’elle cherchait entre un théâtre profond et insolite et une communication fluide avec le public. Mais elle n’hésitera pas à s’aventurer dans des zones plus populaires ou en tout cas moins inventives, mais non moins exigeantes (Tom Stoppard, Jean-Claude Carrière, Alan Ayckbourn). Chez les classiques, Pirandello, Tchékhov, Henry James, Ibsen, donc les écrivains de la demi-teinte, du non-dit, de la douleur retenue, du trouble d’identité, sont faits pour elle. Et elle travaille avec des metteurs en scène chez qui elle cherche un regard poétique inhabituel et libre (Jorge Lavelli, Alfredo Arias, Claude Régy, comme, à ses débuts, Sacha Pitoeff, lui-même inoubliable dans le film de Resnais…). On ne s’étonnera pas que son chemin croise ceux de Peter Handke et Rainer Werner Fassbinder, et bien entendu de Marguerite Duras.
Le quatrième rôle emblématique de Delphine Seyrig, en partie improvisé, est celui de Fabienne Tabard, la femme du marchand de chaussures, dont s’éprend follement Antoine Doinel dans Baisers volés. La scène du monologue de Delphine Seyrig dans la chambre de son jeune amoureux est un morceau d’anthologie cinéphilique. La biographe raconte minutieusement la genèse de ces quelques minutes de grâce que François Truffaut savait obtenir de ses actrices, qu’elles s’appellent Bernadette Lafont, Valentina Cortese, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani ou Delphine Seyrig. En chacune, il savait mettre en valeur ce qu’elle avait de plus poétique.
Derrière cette vie de création, quelle vie de femme ? se demande la biographe. Sans intrusions inutiles, sans enquêtes morbides, elle raconte la complicité qui l’unit à son mari peintre, la passion qui lui permit de créer deux chefs-d’œuvre avec Alain Resnais et son amour pour Sami Frey avec qui elle interprétera au théâtre, sous la direction d’Alfredo Arias, l’un de ses plus beaux rôles, dans une miraculeuse Bête dans la jungle de Henry James, adaptée par James Lord et traduite par Marguerite Duras (qui y laisse sa touche), filmée plus tard par Benoît Jacquot.
Il y a eu des comédiennes qui, comme malgré elles, rencontraient des personnages littéraires et les incarnaient sous une forme d’absolu, après elles impossible à imiter : Greta Garbo et Marguerite Gautier d’Alexandre Dumas fils réalisé par George Cukor, Claudia Cardinale et l’Angelica du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa réalisé par Luchino Visconti, Brigitte Bardot et la Camille du Mépris d’Alberto Moravia réalisé par Jean-Luc Godard, Isabelle Adjani et La Reine Margot d’Alexandre Dumas réalisé par Patrice Chéreau, Setsuko Hara et la Nastassia de L’Idiot de Fédor Dostoievski réalisé par Akira Kurosawa, Elizabeth Taylor et la Leonora Penderton de Reflets dans un œil d’or de Carson McCullers réalisé par John Huston, Vivien Leigh et Scarlett O’Hara d’Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell réalisé par Victor Fleming, Louise Brooks et Lulu de Frank Wedekind réalisé par Georg Pabst, Catherine Deneuve et Belle de jour de Joseph Kessel réalisé par Luis Buñuel…
On ne sait pas trop à quoi tient cette rencontre nécessaire entre une actrice et son personnage, rencontre qui semble réconcilier deux genres artistiques souvent incompatibles, la littérature et le cinéma. Delphine Seyrig faisait partie de cette catégorie de comédiennes qui étaient capables d’incarner de façon définitive un personnage littéraire qui désormais n’aurait plus d’autre visage. Elle le fit, pour la télévision, avec Madame de Mortsauf dans ce Lys dans la vallée, réalisé par Marcel Cravenne et auquel, autrefois, Max Ophuls avait espéré, après l’avortement d’un autre projet sur La Duchesse de Langeais, vainement donner celui de Garbo. Que Delphine se soit substituée à Garbo n’avait au fond rien d’étonnant.
René de Ceccatty
Delphine Seyrig, de Mireille Brangé Nouveau Monde éditions, 416 pages, 22,90 €
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