Avec maintenant plus de vingt ans de carrière et huit longs métrages à son actif (ainsi que quatre courts), le réalisateur Wes Anderson a suffisamment contribué à la culture cinématographique contemporaine pour que la critique puisse établir à la fois l’unité de son style et les grandes étapes de son évolution artistique. Bien sûr chacun mettra l’accent sur tel marqueur ou telle rupture à l’aune de sa propre réception, mais au moins deux thèmes font à peu près consensus. Il y a tout d’abord la façon de composer des images qui lui est propre, avec une combinaison de cadres, de couleurs qu’on lui associe au premier coup d’œil, même lorsqu’il passe d’une technique cinématographique à une autre. Et il y a par ailleurs un style narratif tout aussi identifiable, que l’on retrouve aussi bien dans les ressorts de ses personnages, dans la construction méticuleuse du récit que dans l’emploi de la musique ou du ralenti.
Une autre facette de l’œuvre de Wes Anderson fait cependant débat et concerne non plus l’unité de son style mais son possible essoufflement. D’aucuns lui reprochent en effet d’avoir porter au plus haut point une forme, certes personnelle, mais aussi répétitive. Ces critiques se sont particulièrement concentrés sur The Darjeeling Limited (2007) et Moonrise Kingdom (2012). A l’inverse, Fantastic Mr Fox (2010) et The Grand Budapest Hotel (2014) avaient éveillé un nouvel intérêt : le premier parce que le réalisateur avait fait le choix de l’animation, le second car il y développait des thématiques jugées plus matures, à savoir une Mitteleuropa en proie aux troubles de l’entre-deux-guerres plutôt que la famille perturbée par la figure d’un père plus ou moins absent. A ce titre, L’Île aux chiens pourrait être vu comme s’inscrivant dans cette évolution puisque le film combine une maîtrise encore plus virtuose de l’animation dite « stop motion » et une fable porteuse de questionnements clairement politiques.
L’histoire se déroule à Megasaki, une cité japonaise fictive dans un futur dystopique mais proche. Kobayashi, le maire de la cité, exerce un pouvoir autoritaire, fondé aussi bien sur une clique de dignitaires que sur la mobilisation médiatique des foules. Ce pouvoir lui permet de relayer sa phobie des chiens en les accusant de proliférer et de propager des maladies. C’est à l’occasion d’une campagne pour sa réélection qu’il promulgue un décret les reléguant sur une île au large de la cité. L’île en question fait fonction de décharge depuis l’abandon des installations industrielles et récréatives qu’elle hébergeait. Par pure démagogie, Kobayashi fait déporter en premier Spots, le chien qui assurait la garde d’ Atari, son neveu et pupille âgé d’une douzaine d’années. Ce dernier, orphelin suite à la mort de ses parents dans un accident dont il est l’unique rescapé, est suffisamment attaché à son compagnon à quatre pattes pour se lancer dans un sauvetage périlleux en partant à sa recherche sur l’île des bannis. Cette quête, à laquelle se joint une meute de chiens parmi les exilés, combinée aux actions de résistance menée dans la cité par quelques étudiants, mettra finalement à jour le complot fomenté par Kobayashi pour appliquer une solution finale au problème de la gente canine.
Les péripéties d’Atari d’un coté et les menées de Kobayashi de l’autre permettent à Wes Anderson de dérouler une fable grinçante sur l’état de notre monde. C’est indéniablement un basculement dans son parcours car les thèmes abordés ne peuvent être comparés avec ses films précédents. Si The Grand Budapest Hotel était loin d’être anodin, il développait un sujet finalement assez consensuel que l’Histoire a déjà jugé. Par ailleurs, si certains ont relevé la présence d’une figure paternel problématique dans L’Île aux chiens, cela est loin d’en constituer un ressort primordial, du moins pas selon l’angle qu’il visitait jusque là.
Cette dimension inédite dans l’œuvre de Wes Anderson – à savoir, un commentaire acerbe sur l’époque – a beaucoup décontenancé, et même provoqué plusieurs formes de déni. Depuis l’occultation pure et simple en se focalisant sur la forme, que ce soit pour l’encenser dans un registre émotionnel ou la dénigrer pour cause de lassitude, jusqu’à l’interprétation naïve rabattant l’enjeu sur la seule crise humanitaire concernant le sort des réfugiés. Pourtant cette interprétation suscite de nombreuses objections dont la principale est tout simplement que les chiens victimes de la ségrégation ne sont pas contenus aux portes d’un paradis qu’ils s’efforceraient de rejoindre en provenance d’un tiers monde, mais au contrainte expulsés de ce « premier monde » qui leur refuse dorénavant un statut de sujets certes subalternes, mais tout de même jusque là intégrés.
Ainsi, le propos de Wes Anderson paraît bien plus ambitieux qu’une simple mise en cause des élites prédatrices arc-boutées hypocritement sur leurs privilèges, mais assurant par là même un semblant de stabilité. Tout indique plutôt une attention plus particulièrement portée vers un moment de décomposition de la société, ses injustices n’en étant que la conséquence. Cette expulsion des chiens est donc plus la marque d’une société qui se défait que d’un pouvoir qui se raffermit. Ceux qui, à l’instar des chiens bannis sur l’île, ont fait l’expérience de leur superfluité et qui en tirent la nécessaire redéfinition du sens des responsabilités et de l’engagement peuvent alors envisager non pas de réintégrer ce monde-là qui est irréparable mais d’en établir un autre, non seulement plus juste, mais tout simplement plus viable.
Eric Arrivé
L'Île aux chiens (Isle of Dogs) Film d’animation écrit et réalisé par Wes Anderson 2018, 1 h 40.
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