Elles ont en commun d’être nées avant la dernière Guerre, dans les années vingt et trente (à l’exception d’Aurélie Nemours, née en 1910). D’avoir commencé à s’exprimer dans les années cinquante et soixante. D’avoir connu la notoriété plus tard, à la fin du siècle dernier. Elles ont aussi en commun, après avoir connu l’influence d’académies ou de divers mentors, de s’être caractérisées par l’émancipation, la recherche de créations nouvelles, qu’elles le doivent aux matériaux, aux outils utilisés, aux formes recherchées, souvent influencées par la géométrie, aux innovations, à leurs personnalités, beaucoup plus qu’aux modes et contraintes du temps.
Deux galeries parisiennes, celle de Pierre-Alain Challier et celle de Hélène Greiner, ainsi qu’un livre récemment paru – Les Pionnières – Dans les ateliers de femmes et artistes du XXe siècle − mettent en valeur leur originalité, leur travail, l’aboutissement, tout d’élégance et de souci de perfection, auquel elles sont parvenues. Certaines vivantes, présentes pour décrire leurs itinéraires, d’autres récemment disparues. Toutes accueillantes dans leurs ateliers faits à leurs images, belles, de la beauté que confère la création, raffinées dans leurs expressions, n’existant pas dans la revendication, mais plutôt dans l’accomplissement d’œuvres qui leur ont paru nécessaires, et qui aujourd’hui sont des jalons de l’histoire de l’art, conservées dans des fondations et musées, sources de méditation ou d’inspiration. Plusieurs d’entre elles étaient représentées dans l’accrochage consacré aux femmes artistes en 2009-2011 au MNAM du Centre Pompidou.
Elles sont peintres en majorité, mais en se distinguant par une peinture abstraite, cherchant l’épure, parfois la spiritualité. Un premier exemple est fourni par Geneviève Asse (née en 1923), femme de rigueur, célèbre pour ses variations sur le bleu, sans doute venu de son enfance en Morbihan, infiniment répété. L’existence de Geneviève Asse, d’abord taciturne, peut-être introspective, mais ensuite marquée par des engagements déterminées (elle a été résistante active), puis des rencontres signifiantes (Beckett en premier, puis plus tard Morandi pour l’art, Sylvia Baron Supervielle pour la littérature), se construit autour d’une œuvre intense, lumineuse, comme une fenêtre ouverte sur l’horizon.
La rigueur, jusqu’à l’ascèse, domine aussi chez d’autres très grandes artistes. Chez Aurélie Nemours (1910-2005), dont la maturation a été lente, mais cela pour aboutir, grâce à une réflexion sur l’influence du rythme sur la forme, de l’usage du carré, à une « révélation » que constitue, selon ses propos, l’état de peindre. Elle connut tard, mais complètement, la consécration, à partir des années 1990.
Consacrée aussi a été Pierrette Bloch, née en 1928, qui vient de mourir. Elle aussi a mis un certain temps à être reconnue, même si elle était soutenue par Soulages. Elle cherche une expression minimale, « de plus en plus ténue, tendant vers une certaine forme d’absence ». Ses œuvres privilégient le point, le noir et blanc, la ligne, irrégulière, discontinue, interminable parfois. Cette succession de lignes, parfois de fils embrouillés, la renvoient à Sheila Hicks, sa cadette (née en 1934), qui était née au Nebraska, avait étudié la peinture avec Josef Albers à Yale, mais s’est installée à Paris, cour de Rohan, impasse Saint André des Arts. Elle pratique le textil art, qui utilise le textile sous des formes variées et innovantes (tissage, nouage, cordage, pliage, etc.), certaines inspirées de traditions d’Amérique latine, d’Afrique du nord …
Indépendantes, elles le sont toutes, en reconnaissant des influences. Ainsi en est-il de Geneviève Claisse, née en 1935, parente de Herbin, qui l’a conduite à sa vocation de peindre, dont elle a été l’assistante. Puis elle s’est émancipée. Elle en retient la maîtrise, la netteté, une nécessité presque « monacale » (dit Elisabeth Védrenne, qui commente son atelier où tout est ordre, paix, délicatesse).
Ces créatrices viennent souvent d’autres pays, avant de s’établir à Paris : une Hongroise, née à Budapest en 1924, Vera Molnar, s’est installée à Paris en 1947, a fait connaissance avec les cercles artistiques d’alors, jusqu’aux découvreurs des arts optiques et cinétiques, puis de François Morellet, pour aboutir à l’utilisation de l’ordinateur, porteur d’infinies combinaisons.
Autre Hongroise, Judit Reigl, née à Kapuvar en 1923, est arrivée à Paris en 1950, patronnée par Simon Hantaï dans le cercle des artistes hongrois, puis soutenue par André Breton, ému (« jusqu’aux larmes ») de son talent et de ses visions. Avec lui, puis après lui, elle a créé une œuvre lyrique, imposante, qui se veut cosmique. Elle est influencée, comme plusieurs autres pionnières, par la musique et la poésie.
Etel Adnan est, elle, née à Beyrouth en 1925, d’un père syrien et d’une mère grecque de Smyrne. Elle se définit à la fois comme artiste et comme poétesse. Elle a connu l’Orient, les Etats-Unis, elle parle plusieurs langues. Elle aime Giotto et Fra Angelico. Elle unit les cultures. Shirley Jaffe (1923-2016) est américaine. Elle s’était aussi fixée à Paris en 1969, vivait au dernier étage d’un petit appartement-atelier, au cœur de la ville. Ses galeristes, Jean Fournier, puis Nathalie Obadia, aiment son « abstraction ordonnée », sa vitalité joyeuse.
Deux sculptrices apportent une autre dimension à ces productions toutes originales. Parvine Curie, née en 1936, formée par sa sensibilité, ses proches, François Stahly, qui fut son mari, ses voyages, de la Catalogne à l’Amérique et l’Orient, son sens du spirituel, et aussi son amour de la nature, a produit une œuvre très cohérente, cherchant à exprimer l’élan, le déséquilibre créateur, la maternité protectrice ou douloureuse, l’aspiration à un idéal de perfection, d’élégance et de beauté.
Marta Pan (1923-2008), autre grande dame, Hongroise encore, arrivée à Paris en 1947, étonnée par Brancusi, Hajdu, a réalisé une œuvre elle aussi rigoureuse et personnelle, travaillant sur les déséquilibres, les formes très étudiées, évidées, flottantes, percées, se métamorphosant avec le vent, le temps et la lumière, attirant le regard de le Corbusier comme des Japonais. Elle épouse un disciple de Le Corbusier, André Wogenscky, qui construit à Saint Rémy-Lès-Chevreuse une maison conforme aux critères du Maître, qui est un bijou d’architecture, maintenant laissé en l’état ou Marta Pan et « Wog » l’occupaient. Le jardin qui l’entoure est un parc de sculptures de Marta Pan, blanches, scintillantes, merveilleuses.
Toutes ces femmes, sélectionnées ainsi, sont bien différentes, et pourtant unies dans leurs démarches : elles sont cultivées, et savent d’où elles viennent, d’où vient leur art, leurs influences – musicales, souvent, ou littéraires. Elles se sont imposées la rigueur, l’ascèse, parfois le silence. Elles cherchent plus le minimalisme que le baroque. Leur principale revendication est d’exprimer leur talent, sans référence obligée au « genre ». Leurs ateliers, leurs lieux d’habitation, qui font l’objet des descriptions du livre qui leur est consacré, sont eux-mêmes des illustrations de leurs personnalités, qu’ils soient couverts de notes et de livres, d’esquisses ou d’œuvres achevées, d’imagination ou de modestie. Les photographies qui les représentent, dues à Catherine Panchout, sont étonnamment belles et parlantes. On souhaiterait que de tels lieux soient préservés (comme c’est le cas de la maison de Wogenscky et Marta Pan), comme des œuvres d’art. Mais peut-on tout figer, « préserver » ? Les environnements se modifient. Les images (comme les écrits) restent.
Philippe Reliquet
Galerie Pierre-Alain Challier, 8 rue Debelleyme, 75003, Paris Galerie Martel-Greiner, 6 rue de Beaune, 75007, Paris. Les Pionnières dans les ateliers de femmes artistes au XXe siècle Somogy, galerie Hélène Greiner, Connaissance des Arts, 2018. Textes d’Elisabeth Védrenne et de Valérie de Maulmin, Photographies de Catherine Panchout.
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