Paule du Bouchet est la fille de Tina Jolas, elle-même fille d’Eugène Jolas, fondateur de la revue Transition dans laquelle Joyce publiait des extraits de Finnegans Wake, qui s’intitulait alors Work in progress… James Joyce était un homme plein d’attentions : il souhaitait les fêtes, les anniversaires et, quand un ami était souffrant, il s’enquérait chaque jour de l’état du malade. C’est ce qu’il fit pour la petite Tina, qui était malade en Suisse, et à qui il fit parvenir une poupée. Une dizaine d’années plus tard, à l’été 1949, Tina Jolas a épousé André du Bouchet, à la Mairie du VIe arrondissement, à Paris. Tina avait vingt ans et André vingt-cinq. Le grand-père de Paule du Bouchet, Eugène Jolas, n’avait pas assisté aux échanges de consentement, car les cérémonies l’ennuyaient. Il avait préféré attendre au Café de la Mairie où ils avaient ensuite tous pris un verre. Paule du Bouchet a d’abord écrit un premier récit dans lequel elle raconte cette rencontre, celle de ses parents, et plus particulièrement l’histoire de sa mère, qui a très vite quitté le foyer, laissant la petite Paule et son petit frère Gilles avec leur père. Tina avait été comme « emportée » par un autre amour, un coup de foudre pour un autre poète, René Char, grand ami d’André du Bouchet. La trahison fut terrible, dit Paule du Bouchet dans ce récit précisément intitulé « Emportée », qu’elle a publié en 2011 chez Actes Sud.
Cette trahison a été entérinée au printemps 1957, l’année de tous les chefs-d’œuvre, comme nous l’a fait remarquer un jour l’écrivain Francis Marmande, en parlant de la parution de L’Espèce humaine de Robert Antelme dans la collection blanche des éditions Gallimard ; car cette année-là paraissaient aussi (un livre ne paraît jamais seul, dit-il) Fin de partie, de Beckett, D’un château l’autre, de Céline, La Modification (Butor), Mythologies (Barthes), Amers (Saint-John Perse), La Jalousie (Robbe-Grillet), Le Vent (Claude Simon), Le bleu du ciel (Bataille), Sur la route (Kerouac). Pour être complet, Francis Marmande ajoutait que cette année-là Camus recevait le prix Nobel de littérature, Antonioni réalisait Le Cri, Fellini Les nuits de Cabiria, Visconti Les nuits blanches, tandis que Miles Davis et Gil Evans enregistraient Miles Ahead.
En fait, la fuite avait commencé dès 1956, rectifie aujourd’hui Paule du Bouchet dans un récit qu’elle consacre cette fois-ci à son père André du Bouchet, le poète qui écrivait « debout sur le ciel », qui écrivait debout sur un pupitre à hauteur de regard. Paule du Bouchet raconte d’ailleurs que leur père leur demandait, à elle et à son frère, d’être précisément « à la hauteur », à hauteur de relation, à hauteur d’homme. A la fin de son récit Debout sur le ciel, elle dit qu’elle aurait voulu parler d’un père originel, sans bien nous dire ce qu’elle entend par là. James Joyce… James Joyce dont il ne faudrait pas oublier qu’André du Bouchet a traduit un de ses tout premiers récits – et le dernier à être publié – intitulé « Giacomo Joyce », qui raconte l’histoire autobiographique de l’émoi amoureux provoqué chez Joyce par une jeune fille à laquelle il enseignait l’anglais à Trieste. Il a écrit dans son célèbre roman Ulysse que « la paternité, en tant qu’engendrement conscient, l’homme ne la connaît pas. C’est un état mystique (dit-il), une succession apostolique, du seul engendreur au seul engendré. » C’est toute la solitude de Paule du Bouchet, elle qui dit avoir longtemps souhaité la mort de René Char, qui a justement écrit un jour que « pleurer longtemps solitaire mène à quelque chose»…
Paule du Bouchet aura au moins écrit deux récits – hier, Emportée, aujourd’hui Debout sur le ciel, qui ne sont pas une simple moisson de souvenirs mais plutôt un air plein de souffles… Elle y recherche l’espace fragile de la mémoire, dit-elle. Elle y raconte surtout que l’on écrit « dans l’intranquillité que nos parents nous ont laissée ». Sa mère a commencé à partir en 1956 alors qu’ils étaient dans le Vexin, cette région au massif calcaire d’émergence récente, à la fin du tertiaire, aux stratifications fines et nuancées, entre sable et silex. Le peintre Tal-Coat a peint dans cette région. André du Bouchet a beaucoup écrit sur Tal-Coat. Entre les deux hommes, il y avait une profonde communion artistique, une source commune d’inspiration. « Parfois, je lis mon père comme il allait dans les labours », dit Paule du Bouchet. « Si je vois un sillon, disait Tal-Coat, ce n’est pas tant le sillon, mais sa direction, son élan vers le ciel, sa qualité d’ombre et de lumière. » La littérature de Paule du Bouchet est une sorte de peinture monochrome, la levée d’un plan de couleur que la figuration ne pourrait libérer. Elle garde ainsi en elle l’éclat de la robe rouge de sa mère ; mais le drapé blanc, aussi, de la Vierge sur le panneau de la Crucifixion du retable d’Issenheim, comme elle le raconte dans Emportée. Dans Debout sur le ciel, elle dirait plutôt : « Montrez-moi le Père, cela me suffit », comme dans une sorte d’évangile apocryphe… Son père aimait lui aussi la couleur, comme il aimait l’eau. Père et mère sont chez elle comme les anneaux magiques dont parle Shakespeare dans La Tempête, une pièce qu’André du Bouchet a traduite en son temps. Mais sa mère, aussi, dans un article sur les pratiques de cueillette en Châtillonnais, a décrit une mousseronnière et ses « verts anneaux acides » ou cercles verts repris à « la tempête». Puis, un jour de 1975, un père a dit à sa fille : « Tu dois écrire. » Et elle composera deux livres qui se fuient et se poursuivent, dans le style du contrepoint…
Didier Pinaud
Paule du Bouchet, Debout sur le ciel Gallimard, 128 pages, 12,50 €
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