Vous avez encore le temps. L’exposition anniversaire d’Egon Schiele, mort comme d’ailleurs son mentor Klimt en 1918, dure jusqu’au 4 novembre. Peintures, travaux sur papier et diverses archives sont exposée dans un musée qui possède la plus grande collection de ce représentant majeur de l’expressionnisme autrichien : le Musée Leopold à Vienne.
La renommée extraordinaire de Schiele, le retentissement mondial du phénomène de la « modernité viennoise » font que l’expressionnisme viennois est beaucoup plus populaire que son équivalent allemand. Plusieurs raisons expliquent cette réussite : le besoin d’une peinture figurative psychologique, le thème du corps ou encore l’esthétisme de la peinture viennoise et son raffinement.
Quoi qu’il en soit, chez Schiele, c’est le corps qui s’impose avec une forte charge affective et offre la traduction la plus remarquable de l’état psychique présumé de la personne représentée. L’artiste exécute de nombreux portraits dont les modèles sont des membres de la bourgeoisie viennoise. Ainsi, Arthur Roesler (1910), l’un de ses plus ardents défenseurs, est représenté piégé dans un espace étriqué, emmuré dans un corps réduit à une silhouette. Ses mains immenses, se croisent et forment comme un ciseau dans un geste inexplicable et inquiétant.
Cette façon de se mouvoir va en tous cas à l’encontre des canons classiques de l’harmonie et introduit des gestes brusques et violents et des postures où le corps – « plié », « cassé » – trace dans l’espace non plus des courbes organiques mais des lignes anguleuses et brisées. On retrouve la traduction de cette chorégraphie tantôt dans les poses que prennent les figures de Schiele tantôt dans la calligraphie nerveuse où, à la sinuosité de la ligne, se superpose parfois un contour durci et tranchant.
Avec ses autoportraits, contrairement à la tradition picturale, le miroir est supprimé ; tout se passe comme si Schiele cherchait à éliminer l’écran qui pourrait s’interposer entre son visage et celui du spectateur, de façon à créer un face à face miraculeux susceptible d’effacer, le temps d’une rencontre privilégiée, les artifices de la représentation. Geste extrême, où la peinture disparaît pour faire place à l’apparition.
Apparitions au visage émacié, grimaçant, au corps maigre, contorsionné dont les mains pourvues de doigts interminables esquissent les gestes d’un rituel, dont le sens échappe au spectateur. Souvent la chevelure se dresse comme électrisée, parfois aussi le sexe. On est loin de la description minutieuse, de l’observation microscopique ; plutôt la densité d’une présence que la précision d’un détail. Un corps à corps permanent, dans une immédiateté qui ne fait que rarement appel aux métaphores.
Ces autoportraits aux corps déformés, aux gestes étranges sont des icônes expressionnistes. Malgré leur apparence, parfois à la limite du supportable – et tout le paradoxe de Schiele est là – ces œuvres gardent leur pouvoir de séduction. Même les scènes les plus provocatrices, les plus cinglantes, les poses les plus convulsées, toutes inscrites dans un profond réalisme sexuel et psychologique, vont de pair avec une élégance exceptionnelle, héritage de Klimt, à qui l’œuvre de Schiele reste liée.
Jamais explicite, difficilement cernable, sur fond de corps décharné ou de visage atrocement grimaçant, la beauté se situe dans les composants plastiques. La ligne souple et fine, qui semble être à la fois contour et trace autonome, les taches et les touches légères de couleur qui, posées délicatement sur une chair ou sur une page blanche, les font respirer, les motifs de tissus décoratifs sans fonction apparente, tout, jusqu’à la signature d’une stylisation recherchée, contribuent à ce troublant sentiment de grâce.
Sans doute, le succès exceptionnel de Schiele, dont les expositions attirent les foules, est dû à cet équilibre miraculeux entre horreur et beauté, entre angoisse et jouissance. Grâce au raffinement stylistique de l’artiste, l’œil du spectateur est tiraillé entre le choc de cet érotisme cru et la contemplation esthétique. Schiele est, pourrait-on dire, l’inventeur génial et unique de ce qui peut être considéré comme un oxymore artistique : expressionnisme d’une élégance extrême ou même expressionnisme maniériste.
Itzhak Goldberg
Egon Schiele, The Jubilee Show Musée Leopold, Vienne, jusqu’au 4 novembre
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