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L’apprentissage de Patrice Chéreau ?

Publié le 13 juin 2018 par Les Lettres Françaises

L’apprentissage de Patrice Chéreau ?On me pardonnera de commencer le compte rendu du premier volume du Journal de travail de Patrice Chéreau, qui couvre ses activités de jeunesse de 1963 à 1968, par l’éloge du texte d’Ariane Mnouchkine qui ouvre l’ouvrage. La partie immergée d’un jeune iceberg est le titre de son intervention en forme d’hommage : il est remarquable par sa justesse et s’achève sur ce beau questionnement : « Pourquoi donc ai-je eu tant de mal à écrire ces quelques notes sur les notes de Patrice ? Est-ce le deuil qui veille en moi ? » Elle aura pourtant mis le doigt sur les points essentiels de ces notes. Et d’abord sur le fait qu’ils portent la marque de « cette jubilation qui était la nôtre. La jubilation de cette époque. Tout allait advenir de notre vivant. Nous verrions l’aube. Nous la verrions puisque nous allions la faire apparaître ». Autre notation, souriante et paradoxale : « Les notes, mêmes géniales, d’un metteur en scène, même génial, doivent être tenues secrètes du public à venir »… Les notes de Patrice Chéreau dans ses années de jeunesse sortent de leur secret, elles sont passionnantes, et on peut remercier Julien Centrès de nous les donner à lire.

En 1963, Patrice Chéreau œuvre au sein du groupe théâtral du lycée Louis-le-Grand à Paris. Il va y signer sa première mise en scène, celle de l’Intervention de Victor Hugo. Ce qui frappe d’emblée c’est le sérieux de son travail (pas toujours le cas dans la préparation des spectacles des groupes théâtraux lycéens). Jusque dans les moindres détails, déjà concernant l’analyse de la pièce choisie et son adaptation ; là le tout jeune homme ne se gêne pas pour opérer coupures et transformations sur le texte afin de rendre les choses « avec le maximum de clarté et de lisibilité ». Clarté et lisibilité pour montrer de manière forte « la lutte des classes dans sa réalité politique avec ses contradictions ». À l’époque (celle dont parle Mnouchkine), Patrice Chéreau est intellectuellement dans la mouvance marxiste. Il n’hésitera pas, dans ses notes pour sa mise en scène de Fuente Ovejuna de Lope de Vega l’année suivante, à citer carrément l’Idéologie allemande de Marx et Engels, et de s’exhorter à « relire Engels (et Marx bien sûr) », puis Althusser avec sa description d’un théâtre matérialiste dont il fera encore état dans sa mise en scène des Soldats de Lenz en 1966…

Pour l’Intervention il emprunte beaucoup à Brecht et à son gestus qui est « l’image formée par les transformations qu’impose au geste sa propre existence sociale »… La pièce s’y prête qui met en scène un couple d’ouvriers, les Gombert, Edmond et Marcinelle, qui envient la vie de deux autres personnages de la haute société. Ce qui est frappant dans ces premières notes, c’est la maturité du jeune Chéreau (il avait à peine vingt ans), attentif aux moindres détails de plateau, ceux concernant la musique, le rythme, le maquillage, l’adjonction de figurants pour mieux affermir son propos, etc. On le verra ainsi pour sa mise en scène – l’une des plus célèbres de ses débuts – de L’Affaire de la rue de Lourcine de Labiche parler de la poussière (c’est lui qui souligne) dans ce monde de la société bourgeoise : « Quand on met le couvert, on tape la nappe. Pendant la pièce, on balaye, on tape les tapis, trouver un ton des couleurs qui soit poussiéreux : gris argenté, blanc sale, jaune pisseux, grenat déteint »… Dans ces premiers spectacles, de l’Intervention à l’Affaire de la rue de Lourcine, en passant par Fuente Ovejuna et l’Héritier du village de Marivaux, Chéreau signe à la fois la version scénique de la pièce choisie, la mise en scène ainsi que les décors. Qui plus est, il fait partie de la distribution. Ce n’est qu’à partir des Soldats et jusqu’au Dom Juan de Molière (qui ne sera créé qu’en 1969) qu’il se retirera des plateaux.

Par-delà l’intérêt des notes de mises en scène, stricto sensu, celles concernant la vie de la troupe sont également tout à fait intéressantes dans la mesure où l’on assiste au passage de l’état d’amateur du groupe qu’il dirige à celui de professionnel. C’est clairement énoncé en 1966 au moment de L’Affaire de la rue de Lourcine et avant qu’il ne s’attaque à l’Héritier du village de Marivaux et Les Soldats de Lenz dans un paragraphe intitulé « Professionnalisme » parmi d’autres éléments de réflexion clairement indiqués par des titres : « Autoritarisme », « La fausse démocratie », « La collaboration », où il se pose sans ambiguïté comme chef de troupe. « Faire tôt ou tard le saut, à sauter le pas »… « Je pose la question : combien veulent faire de cette occupation leur métier et combien se sentent les moyens de le faire ? »

On peut considérer que la période évoquée, qui va de 1963 à 1968, est d’autant plus intéressante qu’elle constitue ce que l’on pourrait appeler ses années d’apprentissage, expression peut-être impropre dans la mesure où dès ses premiers pas, Chéreau « sait » déjà beaucoup de choses et apprend à une vitesse accélérée. Dès 1966, il est déjà aux commandes du théâtre de Sartrouville, qu’il quittera en 1969. En 1968 et pendant la secousse de mai, Chéreau travaille simultanément sur Dom Juan et Le Prix de la révolte au marché noir de Dimitri Dimitriadis, un « texte moderne » qui lui permet « de raconter la révolte des étudiants, d’en montrer le psychodrame, le spectacle et aussi l’authenticité (qui se recouvrent souvent), et la menace du plus odieux des gouvernements […] » On est bien, avec cette pièce et ce spectacle, dans l’actualité…

On attend avec intérêt la suite de la publication de ces notes que Patrice Chéreau avait entreposées à l’IMEC : cinq autres volumes sont prévus.

Jean-Pierre Han

Patrice Chéreau, Journal de travail, années de jeunesse, t.1, 1963-68
Actes Sud-Papiers/Imec (Le temps du théâtre), 272 pages, 25 €

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