Fondées en 2015 par Christelle Mercier et Guillaume Basquin, les éditions Tinbad publient en ce mois de mai leur quinzième volume. Le choix de cette enseigne provient d’une suite de jeu de mots de Joyce dans Ulysse à propos de Sinbad le marin et donne aussitôt le ton de l’entreprise. Ancrage au coeur des avant-gardes du XXe siècle, expérimentations, refus des écritures académiques et des censures de toutes sortes. Une revue semestrielle, Les Cahiers de Tinbad, se veut par ailleurs une sorte d’atelier pour les futures publications et propose des textes inédits et de nombreuses notes critiques. Le n° 6 paraîtra en juin 2018.
Dominique Preschez est l’auteur d’une oeuvre littéraire importante composée de récits, de poèmes et d’essais. Il est également compositeur et organiste. Victime d’une rupture d’anévrisme, gare de Lyon, en 1992, suivie l’année suivante d’une période de mort clinique, il revient définitivement à la vie et à l’écriture avec ce Trille du diable, ces micro-romans endiablés faisant copuler souvenirs d’enfance, réminiscences littéraires et cinématographiques, dérives psycho-géographiques et phrases musicales. « L’Autre Je m’est « rené » amnésique», écrit-il. Strates complexes de fictions, poudroiement de sens, cut-up et prélèvements textuels à la Burroughs, sorte de nuit transfigurée, si l’on veut.
Romans au pluriel parmi lesquels passé et présent se télescopent. « Schönberg, ô rappeur-tagueur des entrepôts.» Mais Daniel Balavoine, Charles Aznavour et Dalida sont également de la partie. Et une sorte de double de l’auteur progressivement se coule au fil du texte, Ivan, un mauvais sujet amateur de drogue et homosexuel à ses heures, pourvoyeur de vains souvenirs ou de carnets d’amnésie, toujours en quête de mémoire et de jouissance. « – Non, mec-à-moi ! j’veux t’asperger en te douchant… aux bains-douches d’la plage, y’a personn’à c’t’heure… tu veux m’faire du bien, Ivan? dis, Ivan… tu veux m’faire du bien ! » Ivan qui est également une sorte de scribe qui a pris acte de la mort et de la renaissance, qui compose une nouvelle mise en page, qui à la fin apparaît comme le dépositaire ou l’héritier de ces micro-romans arrachés au trépas. Exécuteur testamentaire, également. «Tiens, lis plutôt ces cahiers que je te donne, Ivan… et lorsque tu en auras achevé la lecture, brûle-les s’il te plait… et débarrasse-toi des cendres en les jetant à la mer… ne me les rends pas. »
Il y a trois ans, le grenier dans lequel se trouvaient les milliers de livres de la bibliothèque de Lambert Schlechter a brûlé. Nombre de manuscrits également que l’écrivain s’efforce à présent de se remémorer. Il écrit sur cette perte, les spectres qui hantent encore les rayonnages calcinés. Les 108 chapitres, stèles ou planches, qui composent son livre, phrases sinueuses et contournées comme celles de quelque Proust acidulé, se souviennent de Cendras, de Beckett ou de Savitzkaya, tentent de les arracher au désastre. Et cela ramène au plus vif le souvenir de l’agonie de son épouse il y a vingt-sept ans, qui demeure là entre les mots, au coeur de l’absence. « Peut-on être aussi comblé que je l’ai été », écrit-il. Ou encore: « Cette femme à laquelle je pense, je ne pense pas à elle de temps en temps, je pense à elle tout le temps, quoi que je fasse, où que je sois… » Au bord du gouffre des souvenirs, la vie palpite toujours, parmi les atomes innombrables. La contemplation d’un champ de tournesol est aussi importante qu’une pensée profonde sur la mort, on ne tue pas un frelon parce qu’il vrombit dans notre chambre, « la théorie de l’univers tombe dans l’aphonie, toutes les planètes en perdent leurs noms, toutes les rivières & tous les fleuves coulent en sens inverse. »
Jean-Claude Hauc
Le trille du diable - romans, de Dominique Preschez, Editions Tinbad, 152 pages, 18 € Une mite sous la semelle du Titien, de Lambert Schlechter Editions Tinbad, 126 pages, 16 €
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