« Lenny Bruce is dead but his ghost lives on and on (…)
They said he was sick ‘cause he din’t play by the rules (…)
Lenny Bruce was bad
He was the brother that we never had »
J’ai entendu ces paroles par une belle nuit de la fin juillet 1981, à Avignon, un mois avant que la chanson que Bob Dylan avait consacrée au mythique « stand-up artist » (on n’a pas de traduction exacte du terme. Disons que l’équivalent de Lenny Bruce serait le Coluche des dernières années, à la radio, ou le Guy Bedos d’aujourd’hui : un humoriste improvisant, en fonction de l’actualité, sur les événement du jour) ne soit publiée sur Shot of Love, qui est l’un des plus grands albums du Prix Nobel de littérature 2016, et le plus sous-estimé.
Je n’avais jamais entendu parler de Lenny Bruce. Et depuis, Lenny Bruce restait pour moi un personnage d’une chanson de Dylan (un personnage dont l’image apparaît aussi sur le collage de la pochette de l’album Sgt. Pepper’s des Beatles – preuve de son importance pour les musiciens et poètes qui ont inventé la deuxième moitié du XXe siècle). Je n’ai même jamais eu la curiosité de voir le film que lui a consacré Bob Fosse, en 1974 : que Dylan lui rende hommage suffisait à en faire un personnage important de la mythologie dylano-américaine.
Et j’ignorais qu’il avait publié en 1965 (en feuilleton, dans Play-Boy), puis en volume, peu avant sa mort, une autobiographie, How to Talk Dirty and Influence People (« Comment dire des Cochonneries et Influencer les Gens » ). Mais la traduction, cinquante ans après, de son livre, sous le titre plus bref (mais moins drôle) d’Irrécupérable, m’a donné enfin envie d’en savoir plus sur le personnage, comme j’aurais ouvert une fenêtre-référence de l’immense calendrier de l’avent que constitue l’oeuvre de Dylan.
L’éditeur français, étonné que l’unique livre du comique américain le plus emblématique de la « contre-culture » des années soixante n’ait jamais été traduit, compare le début de son livre au Portnoy de Philip Roth, et il n’a pas tort : l’enfance dans une famille juive (une mère, et une tante, car le père divorcé n’apparaît que les week-ends) dans une petite bourgade de Long Island, à l’époque de la Grande Dépression, est hilarante, et Lenny Bruce y donne libre cours à une verve à la fois drôle, féroce, et tendre, – comme Philip Roth en est capable (et il est vrai que, si Roth a publié ses premiers livres avant l’autobiographie de Lenny Bruce, Portnoy lui est postérieur).
L’adolescence et la jeunesse de Lenny Bruce sont l’occasion de « sketches » inattendus – Lenny en escroc télévisuel sollicitant des mises de fond pour des causes lacrymogènes, Lenny déguisé en prêtre et quêtant pour une prétendue fondation de secours aux lépreux – et réjouissants. Mais la deuxième partie du livre se gâte un peu : Lenny est devenu un show-man reconnu, sinon unanimement apprécié, et se voit en butte à la persécution d’une Amérique puritaine qui, dans les années soixante, semble n’avoir pas changé depuis le temps des Sorcières de Salem. Il subit arrestation sur arrestation, procès sur procès, amende sur amende – tout ça pour « obscénités » -, et, non sans une amertume bien compréhensible, il s’étend sur les moindres détails de ses procès, tire à la ligne (il ne faut pas oublier que son livre est paru sous forme de feuilleton) et fait du remplissage en reproduisant in extenso les arguments de ses adversaires, et les plaidoiries de ses avocats. Et là, il faut bien l’avouer, on s’ennuie un peu. Le personnage – doté de l’ego démesuré d’un homme de scène – n’est pas antipathique, loin de là, mais on le sent plus doué pour délivrer des « punchline » face à un public que pour donner du rythme à un récit.Des « punchlines », son livre n’en est pas avare, et il touche toujours juste. « Je savais dans mon coeur, par pure logique, que quiconque se prétend un chef religieux et possède plus d’un costume est un escroc tant qu’il y a un seul homme dans le monde qui n’en a pas. » « Créant un précédent à l’épuration nazie, nous avons prouvé à ces imbéciles d’Indiens la justesse de l’aphorisme ‘la possession vaut titre à 90%’. Si vous avez le moindre doute là-dessus et que vous vous trouvez un jour à Miami, allez donc voir les 10% restants : la réserve indienne séminole dans le marécage des Everglades saturé de moustiques et résistant à toute tentative d’agriculture. »
Ce qui ressort d’Irrécupérable, c’est la vision d’un pays totalitaire, intolérant, étriqué, finalement assez peu différent de ce qu’il était au moment de la Guerre Froide, et de McCarthy. Au-delà des images de la beat generation, du rock et du « flower power », l’Amérique des Kennedy et de Johnson était la même que celle d’Eisenhower (lynchages compris, qui n’ont pas cessé du jour au lendemain avec les lois de déségrégation) : les artistes progressistes éclairés de la côte ouest ou les enfants de Dylan, largement médiatisés, n’étaient tout compte fait tolérés que pour servir de vitrine à un pays resté fondamentalement obscurantiste. C’est ce que la lecture de Lenny Bruce nous rappelle aujourd’hui.
Christophe Mercier
Lenny Bruce, Irrécupérable Traduit de l’américain par Christine Rinoldy Tristram, 370 pages, 23,5 €
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