« La plus élémentaire prudence semble déconseiller d’écrire un livre sur le Land Art. » C’est la toute première phrase du livre magistral de Gilles Tiberghien, intitulé précisément « Land Art », qu’il a publié en 1993 aux éditions Carré et qu’il a réédité en 2012, tout comme il réédite aujourd’hui, dans une version revue et augmentée, son essai Land Art Travelling aux éditions Fage. Gilles Tiberghien est Monsieur Land Art ; même quand il n’en parle pas directement, il en parle encore (comme par exemple dans Nature, Art, Paysage, mais en précisant que c’est peut-être aussi l’inverse qu’il a essayé de faire dans ce livre publié chez Actes Sud en 2001). De la même façon qu’il est difficile de définir précisément le terme de « land art », au point d’avoir souvent préféré employer des dénominations comme « art processuel », « art environnemental », « art écologique », voire « art total », et à tel point aussi que pas un artiste, hormis Walter De Maria, ne s’est réclamé du Land Art, Gilles Tiberghien ne sait pas très bien non plus comment définir son propre travail – et ne se sent de toute façon pas très à l’aise dans les catégories toutes faites…
Il vous dira ainsi qu’il n’est pas historien de l’art, mais qu’il enseigne, voyage, écrit des journaux, des textes de philosophie, de l’histoire de l’art, de la fiction (comme dans son roman épistolaire Aimer, une histoire sans fin, Flammarion) et qu’il lui arrive d’organiser des expositions. Dans Land Art Travelling, il raconte qu’il a un ancêtre, un certain G. Tiberghien, philosophe belge de la fin du XIXe siècle, positiviste, dont il possède un livre intitulé « La science de l’âme dans les limites de l’observation », titre qui l’intrigue au point de lui donner envie d’écrire un petit opuscule barthésien : « G. Tiberghien par G. Tiberghien »… D’ailleurs, Roland Barthes n’est peut-être pas si loin que ça quand on sait que Gilles Tiberghien le fait figurer dans sa Petite bibliothèque de l’amoureux, un exquis petit ouvrage qu’il a publié en 2013 dans la collection Champs Flammarion ; ou quand il nous explique ici, dans Land Art Travelling, que Michael Heizer, artiste du Land Art, parle des sociétés du fragment que nous sommes devenues…
Tous ces artistes qui appartiennent de près ou de loin au Land Art utilisent de préférence l’élément terre (même si certains d’entre eux choisissent d’autres supports, l’air, l’eau, le feu) ; et grâce à ce médium terre viennent les noms de Michael Heizer, Robert Smithson, Denis Oppenheim, Robert Morris, Hamish Fulton, Jan Dibbets, Richard Long, mais aussi Charles Ross, voire Christo. Ce sont autant d’artistes d’horizons différents, mais qui appartiennent à une même génération intellectuelle, dont les premières expositions remontent aux années 1960, et qui, en gros, viennent du minimalisme américain, dont ils ont effectué une traversée tout en poursuivant, chacun pour son compte, des objectifs passablement différents (dit Gilles Tiberghien). Ce sont des artistes, surtout, qui sont sortis des galeries, des musées, et qui n’ont pas tenté de faire de la nature un nouveau musée. Le Land Art n’est pas un art du paysage, c’est plutôt de l’architecture et de la sculpture. Citons par exemple la sculpture The Lightning Field, conçue Par De Maria en 1977, composée de quatre cents mâts d’acier aux pointes acérées, qui ont été plantés à intervalles réguliers sur une surface de deux kilomètres carrés dans le Nouveau Mexique ; ce sont des piques qui agissent comme des paratonnerres, de telle façon que la sculpture prend son sens quand éclate un orage, en créant un champ magnétique, car une notion centrale est à l’œuvre dans le Land Art, celle de l’instant, celle même du kairos, ou encore le fameux moment opportun défini par Aristote… Et l’on pourrait très certainement penser le Land Art à partir de cette notion aristotélicienne du kairos, mais aussi à partir de celle de la technè, comme l’a fait pour l’histoire de l’art elle-même le grand historien de l’art Robert Klein, selon qui toute l’histoire de l’art est précisément à repenser à partir de cette notion aristotélicienne de la technè…
Mais c’est aussi Kant et son sentiment du sublime, – soit « ce qui est absolument grand » qui vient à l’esprit devant une œuvre comme Double Negative, de Heizer, ou comme Lightning Field de De Maria. Encore une fois, c’est toute la complexité que les artistes du Land Art entretiennent avec le paysage. Pour Heizer, par exemple, il s’agit d’art, et pas de paysage. Pour le comprendre, il faut en revenir à la notion de nature, et au fait qu’il n’y a pas de retour à la nature, mais que, simplement, la nature est partie prenante de l’œuvre. Dans un autre de ses livres, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses (Le Félin, 2014), Gilles Tiberghien dit que la nature ne s’oppose pas nécessairement à la culture et qu’elle est le monument invisible que la ville ne cesse de construire. Dans ce livre, Gilles Tiberghien va se promener à Walden, chez Thoreau. Il pense aussi aux Indiens, pour qui nous appartenons à la Terre et non l’inverse. Nous sommes les interprètes de la nature, dit-il. C’est même ainsi qu’il aime construire des cabanes, qui se prolongent dans la nature tout comme celle-ci les pénètrent de part en part… Un jour, raconte Gilles Tiberghien dans Land Art Travelling, on lui a demandé s’il était aussi artiste.
Didier Pinaud
Gilles A. Tiberghien, Land Art Travelling Editions Fage, 196pages, 24 €
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