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Une famille maghrébine modèle ?

Publié le 26 juin 2018 par Les Lettres Françaises

Une famille maghrébine modèle ?Dans la recherche du sociologue Stéphane Beaud il y a la fois une grande part de cohérence intellectuelle dans les champs explorés et une place inattendue laissée au contingent. En effet, depuis ses travaux accomplis avec Michel Pialoux sur la classe ouvrière moderne à partir du cas des usines Peugeot de Sochaux Montbéliard (Retour sur la condition ouvrière publié en 1999), Beaud poursuit une analyse exemplaire des dynamiques sociales touchant les classes populaires, élargissant tout particulièrement ses axes de recherche vers la question du capital scolaire et culturel (« 80 % au bac », et après ?). Concentrant son étude sociologique sur les classes populaires, il en est venu par la logique des faits sociaux à prendre de plus en compte les origines nationales et notamment le fait migratoire, envisagé sur plusieurs générations. Par ailleurs, les travaux de Beaud se nourrissent aussi d’une forme d’une contingence, au gré des rencontres qu’il est amené à faire. Son long échange épistolaire avec un jeune homme d’origine maghrébine, Younes Amrani a donné lieu à la publication d’un ouvrage remarqué, Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, où Beaud se montre autant sociologue qu’interlocuteur de son jeune correspondant.

La France des Belhoumi. Portraits de famille est aussi issu d’une rencontre inattendue : en 2012, à la fin d’une conférence qu’il venait de prononcer dans une mission locale d’une commune de Seine Saint Denis, Stéphane Beaud fut abordé par trois jeunes femmes d’origine algérienne venues lui confier que le tableau sociologique qu’il venait de dresser semblait s’appliquer sur de nombreux points à leur propre famille. L’échange s’est prolongé et finalement l’idée a émergé d’effectuer un travail ethnographique sur cette famille constituée des deux parents algériens, établis en France dans une commune de Province à 400 km de Paris, de 5 filles et de 3 garçons, tous assez âgés pour avoir intégré le monde du travail. Ces cinq ans de recherche, constitués d’entretiens, d’échanges téléphoniques, de textos et de courriels abondants, ont débouché sur ce portrait d’une famille a priori « banale », mais extrêmement riche tant il met en lumière une trame de mécanismes sociaux complexes que l’enquêteur, secondé par les enquêtés eux-mêmes, a réussi à élucider.

L’ouvrage est aussi riche d’une profonde humanité qui transparait au fil des pages. Humanité de l’enquêteur qui fait preuve d’une grande empathie, voire en fait d’une sympathie implicite, envers la famille des Belhoumi. L’attention envers les petits détails humains, les différents types de tempérament… Tout ceci fait que le travail d’enquête va au-delà du simple point de vue sociologique classique, par ailleurs bien présent. La richesse est aussi celle d’une famille qui est constituée de belles individualités, qu’elles aient été marquées par des accidents aux conséquences lourdes (le père de la famille a contracté sur des chantiers de graves problèmes de santé qui ont entrainé une incapacité professionnelle) ou par une volonté inflexible d’ascension sociale et culturelle qui n’a jamais pour autant sacrifié le sens de la famille et du collectif (les deux sœurs aînées, Samira et Leïla, qui ont joué le rôle d’éléments moteurs dans la famille).

Le rôle des deux sœurs aînées

Car s’il y a bien une chose qui singularise la famille Belhoumi par rapport à d’autres familles de l’immigration maghrébine, ce n’est pas tant l’accès de la deuxième génération familiale à une place au sein des classes moyennes. Comme le fait remarquer Stéphane Beaud, 25 % des enfants de famille maghrébine ont connu une forme d’ascension sociale en quittant les classes populaires pour intégrer les classes moyennes : c’est donc un phénomène significatif, même s’il reste minoritaire. Ce qui semble plus particulier à la famille Belhoumi, c’est le rôle clé des deux sœurs aînées. Arrivées jeunes en France, sans parler français, elles ont non seulement connu la réussite scolaire les menant au bac, puis aux études supérieures, mais ont joué un rôle de mobilisation de la famille entière. Tout en menant leurs études avec succès, elles ont encadré celles de leurs cadets (décidant même les options et les langues à choisir au collège), fourni des revenus à la famille en travaillant à côté de leurs études, effectué des tâches administratives (monsieur Belhoumi parle très mal français), rédigé des curriculum vitae pour leurs frères, trouvé des débouchés professionnels pour ces derniers, tout en effectuant des tâches ménagères voire en jouant quasiment le rôle de « seconde mère » pour certains de ces enfants d’une famille nombreuse etc.

Ainsi, les deux sœurs aînées – par ailleurs très liées – se sont-elles hissées nolens volens au rang de leaders officieux de la famille, ce que reconnaissent d’ailleurs les frères de la famille, admettant souvent qu’elles les ont sauvés de la délinquance, de la drogue ou du chômage. Elles ont par ailleurs dû jouer avec les règles implicites d’une famille maghrébine « traditionnelle » sur de nombreux points : après l’obtention de leur bac, elles ont dû imposer à leur famille l’idée d’études longues, à la fois par ambition professionnelle, mais aussi pour éviter l’injonction du mariage précoce que se devait d’organiser logiquement madame Belhoumi au plus vite. À la différence de leur mère, mariée jeune et aux nombreuses grossesses souvent non désirées, les deux filles aînées de madame Belhoumi se sont ainsi mariées plus tard et ont eu beaucoup moins d’enfants. Si les trois sœurs cadettes, Dalila, Amel et Nadia, ont connu un peu moins de succès scolaire, elles ont toutes les trois intégré le monde des classes moyennes, devenant infirmières, assistance sociale ou cadre au Pôle emploi. Elles partagent largement les goûts culturels de leurs sœurs aînées (lecture, cinéma, musique, expositions…) ainsi qu’une pratique religieuse très modérée, dont la pierre d’achoppement est la pratique du ramadan.

Les trois frères eux, malgré les efforts des sœurs, ont bien plus subi le poids des déterminismes classiques pesant sur les garçons maghrébins. Stéphane Beaud a bien constaté que le mode de socialisation spécifique des garçons (vie sociale hors du logis, désinvestissement scolaire, solidarité des groupes de pairs) a malgré tout marqué les trois fils qui échoueront à des degrés divers à leurs études ; l’un d’eux tombera même dans la petite délinquance et fera un peu de prison. Toutefois, la solidarité familiale et l’énergie des sœurs Belhoumi permettront malgré tout d’« éviter le pire » aux garçons qui obtiendront finalement des emplois stables (chauffeur à la RATP, vendeur et commercial) et seront sortis d’affaire. Il est significatif toutefois que la question de l’identité française soit différemment vécu entre les filles et les fils Belhoumi : le sentiment d’appartenance à la nation française est beaucoup plus fort chez les filles que chez les garçons, ces derniers ayant été beaucoup plus exposés au racisme que leurs sœurs, notamment lors des contacts avec la police.

La pierre de Sisyphe de l’immigré

Le diagnostic est donc celui d’une famille sur une « pente ascensionnelle » et aussi globalement « intégrationniste », dont les membres affichent une volonté de démarcation, non seulement par rapport aux pratiques de délinquance et d’incivilité, mais aussi aux phénomènes d’enfermement communautaire, de repli sur le quartier, la religion, l’identité algérienne etc. Ainsi les Belhoumi, à la sensibilité par ailleurs sociale, sont très critiques envers la régression identitaire et religieuse qui touche de nombreux enfants d’immigrés. La multiplication des signes distinctifs comme le port du voile chez les femmes et de la barbe chez les hommes agace, voire inquiète. À la fois pour des raisons philosophiques – l’islam des Belhoumi est modéré et constitue surtout une instance éthique –, mais aussi du fait de la conscience que cela renvoie à une mécanique « désintégrationniste » globale qui peut les affecter.

Menée entre 2012 et 2017, l’enquête de Stéphane Beaud saisit bien les tensions et les crispations qui saisissent la société française sortie de cinq de sarkozysme et confrontée aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Plus politisées, les deux sœurs aînées comprennent d’emblée les conséquences des attentats et « seront » naturellement Charlie notamment lors de la grande manifestation en hommage aux victimes, à la différence de leurs frères et de leurs cadettes un plus réservés. Elles ont été très meurtries par la politique de François Hollande et de son premier ministre Valls notamment sur la question de la déchéance de nationalité et ce d’autant plus que lorsqu’ils votent, les Belhoumi votent à gauche ou très à gauche sous l’impulsion notamment de Leïla, sorte de « compagne de route » des communistes à l’échelle locale. Les Belhoumi se heurtent par ailleurs à la dégradation des conditions de travail dans le service public et dans le domaine de la santé ainsi qu’aux nouvelles de méthodes de management néolibérales. De manière assez sombre, Beaud évoque l’image d’« une pierre de Sisyphe » que pousserait continuellement le fils ou la fille d’immigré dans sa volonté d’intégration.

Alors que l’on pourrait imaginer que le portrait de famille des Belhoumi prendrait les traits d’une success story banale mettant en valeur un modèle d’intégration réussie, le livre de Stéphane Beaud est au contraire une plongée extrêmement attentive dans un milieu familial et social traversé par tous les déterminismes mais aussi les dynamiques sociales de la société française actuelle. Comme dans les meilleures enquêtes de sociologie, l’entrecroisement des mécanismes collectifs et des stratégies individuelles est saisi avec souplesse pour restituer la texture du vécu des acteurs. Mais plus qu’un travail froid et désincarné c’est aussi une forme de récit familial mettant en avant des personnes très attachantes par leurs valeurs, leur courage et leurs choix de vie. De belles figures d’humanité dépeintes ainsi par Stéphane Beaud.

Baptiste Eychart

Stéphane Beaud, La France des Belhoumi. Portraits de famille 1977-2017
La découverte, 352 pages, 21 €.

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