« Le soldat Chveik » devient « le soldat Svejk », en vertu d’une cohérence lexicale parfaitement expliquée et compréhensible, mais le héros de l’écrivain tchèque reste le même, et on ne peut que saluer la qualité de la traduction, qui rend à chaque personnage son langage propre, et souligne l’ « oreille » de Hasek, l’organe de perception essentiel chez lui, qui lui permet de faire exister ses personnages (alors que, par ailleurs, il les décrit assez peu : au lieu de les montrer, il les fait entendre). Etrangement, un ami m’avait parlé de Hasek (jamais lu jusqu’alors) il y a deux ou trois mois. Il faisait partie des découvertes à faire, sans se presser (comme Zorro), – jusqu’à la parution de cette traduction nouvelle, ouverte avec curiosité. Et délices : c’est sans doute pour moi la découverte de l’année.
Le « brave soldat Svejk » (reconnu comme débile léger par l’armée de l’Empire Austro-hongrois) est un brave type, moins idiot qu’il ne le paraît (il est doté, comme on dit, de la « sagesse populaire », de la « foi du charbonnier », etc…), qui vit de la revente de chiens qu’il vole, et qu’il maquille , – s’il ne les rapporte pas à leur maître, après les avoir « trouvés », et qu’il les « fournit » à des acheteurs désireux d’un animal de tel ou tel âge.
Mais Svejk, aussi idiot qu’ait pu le penser l’armée d’un Empire au bord du gouffre (on est en 1914), se trouve, victime d’un mouchard qui entend dans un café les réflexions qu’il émet entre deux vins, emprisonné. Puis il passe devant une commission médicale, est considéré comme un simulateur (de quoi, Svejk se le demande toujours, et le lecteur aussi), puis enrôlé dans l’armée pour une guerre à laquelle il ne comprend rien. Il ne part pas immédiatement au front – ce premier volume de ses aventures s’intitule « A l’arrière » : il est d’abord l’ordonnance d’un aumônier militaire juif (converti et devenu prêtre après la faillite de sa maison de commerce) et alcoolique pratiquant, puis d’un lieutenant fêtard amateur de jolies femmes, qui l’a gagné à l’aumônier à la suite d’une partie de poker.
Svejk est un mélange de Sapeur Camember (pour sa quiétude, et la philosophie désabusée avec laquelle il accepte les diverses péripéties de son existence), et de Sam Weller, le valet de monsieur Pickwick, dont il partage le bagout, et une telle connaissance de l’existence qu’il n’est jamais surpris par rien, et que n’importe quelle péripétie arrivée à ses « maîtres » suscite chez lui une anecdote longuement détaillée (Sam Weller est plus concis) rappelant que tout est déjà arrivé, et que rien de neuf sous le soleil.
Hasek, avec Svejk, a créé, comme Molière (dont il n’est pas éloigné, par son génie de faire de tous ses personnages des types universels) un héros (un anti-héros) qui a donné lieu un adjectif dans la langue tchèque.
Ses aventures – publiées en fascicules, comme des romans populaires à deux sous – sont hilarantes. Elles donnent à voir – comme La Crypte des Capucins, ou La Marche de Radetsky – la fin de l’Empire autrichien, mais alors que Joseph Roth écrit une solennelle marche funèbre, Hasek préfère, sur un thème similaire, griffonner des sketches dignes d’une chanson d’Ouvrard : on n’est pas loin (avec la même verve, la même drôlerie) de J’ai la rate qui s’dilate. Hasek, proche du Courteline des Gaîtés de l’escadron ou du Train de 8 h 47, offre au comique troupier (car même si Svejk est encore « à l’arrière », on sait qu’il va partir au front, et les militaires sont une des cibles favorites de l’écrivain) les nuances de la « grande comédie », de la « comédie de caractères ». Molière n’est pas loin, je l’ai dit.
Le roman, conçu comme une suite de saynètes (qui se poursuivront sur le front, dans deux autres volumes), n’est pas doté d’une architecture musicale. Il n’est pas harmonieux : il est accumulatif, et fragmentaire.
On se contentera donc de relever les fragments les plus accomplis, tels la messe dite par l’aumônier ivre (chapitre XI), la sévère biture du même aumônier (« Il s’enquit du mois en cours, demandant si on était en décembre ou en juin, et fit preuve d’une capacité à poser les questions les plus diverses : – Vous êtes marié ? Vous aimez le gorgonzola ? Est-ce qu’il y a des punaises, chez vous ? Vous allez bien ? Votre chien a-t-il eu la maladie de Carré ? »).
Et on terminera par un dialogue sublime entre Svejk et un soldat croisé dans un bistrot. Ils parlent de l’Empereur François-Joseph.
« Il est gâteux au dernier degré, précisa Svejk sur un ton de spécialiste, il fait sous lui et faut lui donner à becqueter comme à un petit enfant. L’autre jour, y’a un type, au bistro, qui disait que Sa Majesté l’Empereur a deux nourrices, et qu’elles lui donnent le sein trois fois par jour.
– Si seulement on pouvait en finir, soupira le soldat de la caserne. Que l’Autriche se prenne une bonne branlée, et qu’on nous foute la paix.
Et ils poursuivirent ainsi leur discussion jusqu’à ce que Svejk finisse par condamner pour de bon l’Autriche en disant :
– Des monarchies aussi débiles, ça devrait pas exister.
Sur quoi l’autre renchérit, comme s’il voulait donner une dimension pratique à cette déclaration :
– Moi, dès que j’arrive au front, je me barre. »
On est loin des pompes tragiques de Joseph Roth, mais le destin de l’Empire semble aussi inéluctable.
Christophe Mercier
Jaroslav Hasek, Les aventures du brave soldat Svejk Traduit du tchèque par Benoît Meunier Gallimard, Folio, 430 pagesShare this...