Entre 1910 et 1923 Chagall ne cesse pas d’inventer. Il faut croire qu’il existe un lien entre cette formidable créativité picturale et la mobilité géographique de l’artiste. Rares sont, en effet, les créateurs dont la biographie fut marquée par autant de grandes ruptures, des déracinements volontaires ou contraints qui vont nourrir, parfois malgré eux, une œuvre à la mémoire multiple. Son parcours, qui commence dans son village natal, Vitebsk, se poursuit à Saint-Pétersbourg, puis à Berlin et à Paris. A son retour en Russie en 1914, il retrouve Vitebsk, puis il séjourne à Moscou et termine à Paris, cette fois pour de longues années. L’exposition à Bilbao, accrochée avec une élégance extrême, montre clairement le dialogue qu’entretient Chagall avec différentes avant-gardes qu’il croise sur son chemin.
A ses débuts, l’artiste est sensible au néo-primitivisme russe cher à Larionov et à Gontcharova, un style qui fait le pari de la planéité, des formes simplifiées, des proportions arbitraires, des couleurs éclatantes. Puis, arrivé à Paris, Chagall parvient très vite à adapter à ses besoins les nouvelles formes picturales. Ce sont les fauves et leurs dissonances chromatiques et encore davantage les cubistes et leur emploi des plans géométriques qui attirent son attention. Enfin, en 1918, Chagall, enthousiasmé par les promesses de la révolution, fonde une Académie des Beaux-Arts à Vitebsk. C’est à cette occasion qu’il se frotte à Malevitch et au suprématisme, cette abstraction géométrique et mystique à la fois. On conseille d’ailleurs vivement aux lecteurs la visite de l’exposition qui se tient en ce moment au Centre Pompidou, L’avant-garde russe à Vitebsk et qui traite justement de cette rencontre qui tourne à l’affrontement.
Quoi qu’il en soit, pour Chagall, l’envol de l’imaginaire, les formes en liberté, les couleurs qui ne respectent plus les apparences de la nature sont avant tout des outils au service de sa thématique, thématique qu’il puise dans sa propre culture. Dans un univers pictural où les personnages renoncent aux principes de la gravitation, le peintre, lui, ne renonce jamais à ses racines. Les œuvres réunies ici, en grande partie en provenance du Kunstmuseum de Bâle mais également d’autres institutions et de collections privées, réussissent à mettre clairement en scène cette position difficilement soutenable.
Une oeuvre splendide, présente à Bilbao illustre en particulier cet entre-deux ou ce grand écart : Paris à travers la fenêtre. Dans ce tableau, le plan de la fenêtre recouvre la surface entière et met en évidence la Tour Eiffel qui, traitée à la manière orphiste de Delaunay, domine le panorama parisien. Ici Chagall témoigne de son attrait pour la ville qui l’a adopté. A priori, aucun signe du passé dans cette représentation qui célèbre l’emblème de la modernité dans la capitale. Cependant, en bas de la toile l’artiste place une double tête de profil. Tel Janus, chaque œil vise une direction opposée. Si l’œil droit s’oriente vers Paris, on ne sait pas où se dirige l’œil gauche, mais on le devine. D’autant plus qu’au-dessus de cette tête, flottent deux petits personnages à l’horizontale. Vêtus de noir, dans ce qui semble être les habits des juifs orthodoxes, ces deux hassidim sont comme une version parisienne du luftmensch, littéralement “l’homme de l’air”, cette figure de style inventée par Chagall et qui l’attache à sa tradition.
Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’histoire de l’art, Chagall fait figure d’artiste déplacé, l’a noté Pierre Schneider. Inclassable, il fut déclassé. Volontairement ou non, Chagall s’est mis à l’écart. Ce qui fait sa force.
Itzhak Goldberg
Marc Chagall, Les années décisives, 1911-1919 Jusqu’au 2 septembre, Musée Guggenheim de Bilbao.
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