Dan Martin à l'arrivée.
Dans la sixième étape, entre Brest et Mûr-de-Bretagne (181 km), victoire du Britannique Dan Martin. Bardet et Dumoulin perdent du temps. Pour la troisième fois, le Tour arrivait au sommet de la célèbre côte de Menez-Hiez, où René Vietto avait perdu ses illusions en 1947.Mûr-de-Bretagne Guerlédan (Côte d’Armor), envoyé spécial.
Dans l’apprentissage du pays stupéfié dans ses élévations, quel que soit la topographie des lieux, les ascensionnistes-puncheurs du Tour recherchent d’ordinaire quelque chose qui les dépasse et disposent d’un avantage supérieur: ils osent se jouer du patrimoine et tentent d’en dompter les périls. «L’Alpe d’Huez bretonne» accueillait le terme de la sixième étape et si les principaux cadors du peloton avaient coché ce 12 juillet, ce n’était ni par fétichisme ni pour fêter les vingt ans du triomphe des Bleus (dans l’attente du prochain), mais bien pour sceller un serment plus opiniâtre qu’élégiaque. Entre Brest et Mûr-de-Bretagne (181 km), sur un parcours clairsemé de quelques côtes, tous savaient où il leur faudrait brûler d’arrogance : dans le final.
A Mûr-de-Bretagne, cette difficulté mythique, sorte de petite sœur robuste et altière de sa jumelle d’Isère, n’est pas surnommée «l’Alpe d’Huez bretonne» pour rien. A deux détails près. Cette montée de Menez-Hiez (ou Menéhiez), son vrai nom, ne culmine qu’à 293 mètres d’altitude; et pas un seul virage ne divertit les 2 kilomètres d’escalade à 6,9% (troisième cat.). Une foutue ligne droite qui toise le coursier de face et se dresse à l’abri des arbres où s’entassent cinq, six rangées de spectateurs et de bigoudènes en bigoudis, transformant ce bout de terre des Côtes-d’Armor, par l’ampleur de la ferveur, en vingt-et-uns virages imaginaires (ceux de l’Alpe d’Huez). C’était la troisième fois que le Tour y plantait une ligne d’arrivée. Avec une nouveauté de prestige: les coureurs devaient la grimper à deux reprises, les derniers hectomètres étant disputés en circuit.
Les cyclistes se contentent mal de leur perfection mentale. La force physique demeure leur obsession. Et pourtant. Quand le gros de la troupe déboula dans Mûr à plein régime, bien des choses s’étaient déroulées. Les échappés du jour avaient été repris (parmi eux, quatre Français, Pichon, Grellier, Gaudin, Turgis) et il y eut même des bordures spectaculaires. Aussi, quand les deux escalades débutèrent, nous vîmes ce que nous attendions. L’effort violent, qui ne dura que quatre ou cinq minutes à chaque fois, ne réclamait pas d’aisance technique particulière, mais juste de la puissance et… du mental. A ce jeu du coup de force dans la tête, Dan Martin (UAE-Emirates), spécialiste du genre, se glissa comme une taupe et fustigea les derniers résistants. Nous vîmes Julian Alaphilippe, assez en jambes, mais Chris Froome, plutôt à la peine dans les ultimes mètres. Ce fut encore pire pour le Français Romain Bardet, victime d’un ennui mécanique puis d’une crevaison (30 secondes de perdu). Sans parler de Tom Dumoulin, qui concéda une cinquantaine de secondes…
Toujours dans les pas de l’Histoire, nous repensâmes aux évocations glorieuses. Cette côte de Mûr-de-Bretagne reste en effet gravé dans les mémoires. En 1947, pour le premier Tour d’après-Guerre, elle avait déjà pris un maillot jaune dans sa toile. Celui d’une des idoles du chronicoeur: René Vietto. Après une défaillance hélas célèbre, le Niçois y perdit sa tunique et ses illusions au profit de Jean Robic, lors du plus long contre-la-montre de tous les temps (139 km). Maudite côte. Qui parfois offre néanmoins une destinée aux audacieux. En 2011, le vainqueur du jour, l’Australien Cadel Evans, ne savait qu’il remporterait cette année-là son unique Tour. Les cyclistes, irascibles, écrivent parfois des histoires dont nous faisons mémoire commune et qui, le soir venu, nourrissent les fins de repas des suiveurs. Ce sera le cas – ou pas – de Dan Martin, rôdeur parmi les rôdeurs, faux grimpeur, sec comme les plaines attenantes, ossus aux mollets d’un feuilleté tendineux. Il a agi dans le sombre en tentant vainement de nous redonner un goût d’ancien, lorsque, juchés jadis sur leur force prolétaire, les cyclistes virevoltaient et se montraient d’autant plus reconnaissants que le commun des mortels pouvaient s’incarnaient en eux. La plupart croient désormais approcher le domaine sacré par la perfection de leur processus professionnel – qui ne ressemble souvent qu’à un postillon de légende.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2018.]