En 1972, à trente ans, Abdellatif Lâabi se retrouve condamné à séjourner dix ans dans les geôles du roi Hassan II. Son crime ? Être un poète marocain, user d’une parole libre dans un pays qui refusait les voix dissonantes et où le pouvoir ne s’exerçait que dans un consensus contraint. Fils d’un sellier de Fès, il a le destin habituel des intellectuels révoltés dans les pays dictatoriaux ou totalitaires. Des émissions de radio, des pièces de théâtre, une revue de poésie suffisent à identifier en lui un ennemi potentiel, avec l’inévitable réponse du pouvoir tyrannique : le mutisme forcé dans une prison. Mais des amis lui servent de relais. Son cas éveille les consciences et la pression de ses soutiens du monde entier contraint le régime royal à le libérer en 1980 sous la condition de l’exil.
C’est en France qu’il épanouit son œuvre poétique et romanesque, d’abord éditée aux éditions du Seuil, par Denis Roche, dans la collection « Fiction & Cie » (Le Règne de barbarie et Le Chemin des ordalies, titres assez clairs sur la tonalité et le contenu de ces livres), puis chez différents éditeurs, avant que les éditions de la Différence, conformément à leurs habitudes pour les auteurs qu’elles aiment et défendent, ne reprennent la totalité. Joaquim Vital qui, lui-même avait connu dictature, exil et prison, ne pouvait être insensible à la personnalité et à l’œuvre du poète marocain.
Dans l’un des derniers ouvrages publiés par ces éditions maintenant disparues, Petites lumières (Différence, 2017) on peut lire, sous la plume de Laâbi, un bel hommage à son éditeur mort sept ans plus tôt : « Ce qui nous unissait : la complicité de ceux qui ont guerroyé dans leur jeunesse contre les moulins à broyer la dignité, les rêves, la beauté, l’humain aspirant à la pleine humanité. Nous naviguions entre le Portugal et le Maroc, et nous adonnions au sport favori des vieux lutteurs, non repentis : la politique. Qu’est-ce qui avançait ou reculait dans les deux pays ? Quels espoirs étaient encore crédibles, et que faire pour les défendre contre les prédateurs de tout acabit ? »
Dans ce même recueil d’articles, de préfaces et d’interventions diverses, il évoque l’épreuve de la prison qu’il a endurée dans sa jeunesse : « Le système carcéral agit selon les mêmes principes élaborés par les théoriciens et les praticiens de la contre-guérilla (on serait tenté de dire qu’il fonde ces principes, vu l’antériorité du système par rapport aux techniques modernes de la contre-insurrection) : retirer l’homme du creuset, du bain de vie, couper le réseau des relations. Ce qui doit en résulter, c’est un homme réduit à ses plus simples expressions, un être déconnecté pour ce qui est de son rapport au monde et à ses semblables, mais aussi un être fragmenté, mutilé à l’intérieur de lui-même, dans son corps et ses facultés. »
Sous le bâillon le poème, L’écorché vif, Tous les déchirements, Le soleil se meurt… Les recueils publiés à la fin du siècle dernier sont tous marqués par ce mélange de désespoir et de besoin de s’exprimer qui caractérisent les exilés. Tourné vers le monde arabe, tentant de partager la lutte du peuple palestinien, Laâbi traduit inlassablement ses confrères arabophones pour faire retentir aussi leur voix en France et plus généralement en Europe ou en Occident. Il préface des anthologies où il ne cesse de réaffirmer sa foi dans une parole libre et poétique. Dans un beau texte auquel il emprunte, pour un choix de ses poèmes dans la collection « Poésie » chez Gallimard, le titre « L’arbre à poème », il résume son intention et sa situation d’écrivain, mais l’on sait qu’il parle aussi au nom de ses confrères : « Je suis l’arbre à poèmes. On a bien essayé sur moi des manipulations, qui n’ont rien donné. Je suis réfractaire, maître de mes mutations. Je ne m’émeus pas à de simples changements de saison, d’époque. Les fruits que je donne ne sont jamais les mêmes. J’y mets tantôt du nectar, tantôt du fiel. Et quand je vois de loin un prédateur, je les truffe d’épines. »
Mais ce militant de la poésie combative est souvent visité par une conscience critique et ironique prête à l’accabler quant au supposé confort de sa position d’exilé loin de la ligne du front. Parlant de son alter ego, surmoi insidieux :
« Il croit m’accabler
en me faisant remarquer
que j’ai le cul entre deux chaises
et la tête dans les nuages
aujourd’hui lourdement pollués
que la langue de l’Autre
qui me sert à m’exprimer
ne sera jamais ma patrie
( …)
que le corps que j’habite
n’est qu’une chambre de bonne
sous-louée
(…)
que l’obscurantisme
contre lequel je m’obstine
à envoyer des fusées éclairantes
finira par l’emporter
(…)
Bref que j’ai passé ma vie
à guerroyer contre les moulins à vent
et que me certitudes
ne sont que naïvetés avérées »
Mais ces moments de découragement sont de brève durée et la lutte reprend, avec mêmes armes. Même si le poète ne peut s’empêcher de remettre constamment en cause et en doute l’efficacité de sa parole dérisoire face aux tragédies du monde, à la ténacité des tyrans, à la puissance de l’obscurantisme, à l’inertie de la pensée, il lance, une fois de plus, son chant, en espérant d’être utilement entendu. Oui, le titre aussi le dit bien : L’espoir à l’arraché. Continuer coûte que coûte. Si le nouveau recueil commence en mineur, sur un mode intime, légèrement ironique, sur d’autres vies que celle qu’il a vécue, sur d’autres identités, dont celle d’un croyant, non pas fanatique et agressif, mais simplement ritualisé et coupé du monde… Mais peu à peu, le ton monte et le poète redevient un lutteur, et répond non seulement aux indifférents mais aux ennemis, secrets ou déclarés :
« Il y eut une époque
où les chasseurs de têtes
me tournaient autour
Au début
je ne comprenais pas les raisons
d’une telle attraction
Je me demandais
si je sentais le soufre
ou la rose
J’ai fini par devenir
que l’objet de leur convoitise
n’était autre
que ma virginité !
Et c’est vrai qu’à cette époque
—je venais de sortir de prison—
j’étais
en matière de corruption
d’une virginité à faire pâlir
l’immarcescible Marie
La suite est connue :
les chasseurs de têtes
ont été assez vite découragés
pour ne pas dire dégoûtés
Ils m’ont lâché
pour aller tourner autour de proies
moins farouches. »
L’actualité internationale du monde arabe, c’est-à-dire les événements qui, où qu’ils se produisent, impliquent les pays arabes et le reste du monde sont évidemment l’occasion de poèmes sombres et vibrants, comme toute la section intitulée « Face au désastre » où sont évoqués la destruction d’Alep, le sacrifice du petit Aylan. Et l’un des derniers poèmes, « J’atteste » qui est un chant d’amour espérant-désespéré :
« J’atteste qu’il n’y a d’Être humain
que Celui dont le cœur tremble d’amour
pour tous ses frères en humanité… »
René de Ceccatty
L’espoir à l’arraché, d’Abdellatif Laâbi Le Castor Astral, 120 pages, 14€
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