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Un roman de Tanizaki exhumé

Publié le 15 juillet 2018 par Les Lettres Françaises

Un roman de Tanizaki exhuméParmi l’immense oeuvre romanesque de Junichiro Tanizaki, Noir sur blanc fait figure de mal aimé, et pour une fois la mention de la bande, « un inédit de Tanizaki » n’est pas mensongère. Paru au Japon, en feuilleton, en 1928 – la même année que Le Goût des Orties (repris dans le tome 1 de la Pléiade) et de Svastika (absent de la Pléiade, mais disponible en folio), – Noir sur blanc n’avait pas eu les honneurs d’une édition en volume, et a été publié pour la première fois en 2018, en traduction anglaise. Plus que d’une redécouverte, il s’agissait d’une exhumation.

Absent de la chronologie pourtant détaillée de la Pléiade, comme des sites Wikipedia anglais ou français, Noir sur Blanc a tout du roman passé sous silence. Est-ce à dire que c’est un mauvais livre ?  Oh, que non. Mais l’oeuvre de Tanizaki est si ample et si diverse qu’il n’est pas étonnant qu’un livre soit passé inaperçu.

Noir sur blanc est un roman noir, à l’américaine, et il est à l’oeuvre de Tanizaki ce que certains films muets de la fin des années vingt (The Dragnet Girl, Walk Cheerfully) sont à celles d’Ozu, pourtant à jamais figé dans son image de réalisateur de sublimes histoires de famille redécouvertes en France dans les années 80 (et d’ailleurs, Bruits de neige, sans doute le plus beau roman de Tanizaki, paru en 1948, évoque les grands mélodrames feutrés réalisés par Ozu au cours de ses vingt dernières années : le parallèle entre la trajectoire de ces deux créateurs japonais majeurs du XXe siècle est frappant).

Dans Noir sur blanc (comme dans les films d’Ozu de la même époque), l’Occident, et ses modes, sont omniprésents. Les personnages d’Ozu ont leurs chambres tapissées d’affiches de films de cette époque, et ses héroïnes, qui flirtent avec la pègre, sont coiffées à la garçonne. Mijuno, le héros de Noir sur blanc, lui, écrit des romans policiers (de la « pulp fiction ») dans des revues, va au cinéma voir un film de Schoedsack (l’auteur de King-Kong), et tombe en fascination devant une mystérieuse jeune femme – une prostituée ? – à l’accent allemand, qui préfère le vin du Rhin au saké, a les cheveux courts et un passé trouble, et l’entraîne dans une aventure qui ne se terminera qu’avec la peine capitale. Un scénario digne d’un roman de James McCain.

Tout commence lorsque Mijuno se rend compte que, un jour de gueule de bois, il a laissé au personnage-victime de son dernier roman le nom réel de celui qui lui a servi de modèle. De là à imaginer qu’un lecteur malveillant assassinera réellement le nommé Kojima, en respectant à la lettre les détails du meurtre imaginé par l’écrivain, afin de lui faire porter le chapeau et d’en faire le suspect numéro Un, il n’y a qu’un pas, que Mijuno s’empresse de franchir. Il est persuadé qu’il sera la victime désignée (et légalement exécutée) de l’assassin inconnu, dont Kojima ne sera qu’une victime « par intérim », pourrait-on dire. Et lorsque Mijuno essaie de se créer préventivement un alibi, en la personne de la prostituée mystérieuse, il ne fait que s’enferrer dans un piège dont personne, jamais, ne saura qui l’a mis en place. Kojima est assassiné. Le Destin est en marche.

On retrouve là les thèmes chers aux auteurs de roman ou de films noirs. Les décors, eux aussi, sont là : bars louches, ruelles glauques, immeubles perdus au milieu de nulle part. Le héros se débat dans des rets que son agitation maladroite, et une sorte de masochisme, contribuent à refermer sur lui.

Noir sur blanc n’est sans doute pas le roman le plus personnel de Tanizaki (de même que ses films noirs ne sont pas les films les plus personnels d’Ozu), mais c’est, dans son genre, une parfaite réussite, la preuve qu’un artiste majeur, tout en subissant des influences, sait rester lui-même (des scènes érotiques ne sont pas loin de Confession impudique) et s’exprimer en jouant sur différents claviers – avant de trouver sa voix propre.

Christophe Mercier

Junichiro Tanizaki, Noir sur blanc 
Traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré
Editions Philippe Picquier, 250 pages, 19,5 €

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