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1938 sous la loupe et la plume d’Aragon

Publié le 18 juillet 2018 par Les Lettres Françaises

1938 sous la loupe et la plume d’AragonPour qui s'intéresse à la trajectoire de Louis Aragon, l'intensité et la pluralité de ses engagements ne souffrent pas de mystères. Les récentes biographies qui lui ont été consacrées soulignent les multiples facettes de cette vie hors du commun. Mais le lecteur découvrant Aragon connaît avant tout romans et poèmes. Déjà un continent, certes, mais l'engagement de l'écrivain a été aussi celui d'un journaliste communiste alerte et informé. La nouvelle parution des Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet nous permet de découvrir cette partie trop méconnue de l'œuvre. Il ne s'agit pas de quelques articles isolés et ponctuels, mais véritablement d'un travail au jour le jour pour le quotidien Ce soir : la seule année 1938, objet du présent volume, représente 400 pages. Ces textes pour la plupart n'avaient pas été repris depuis l'époque et s'ils ne sont pas inédits au sens strict, ils demeuraient jusqu'alors largement passés sous silence.

Une introduction parfaitement ajustée nous permet de mieux situer l'ensemble de ces chroniques quotidiennes portant sur l'année 1938. Au cœur du propos, il y la situation internationale et tout particulièrement le sort terrible réservé à la Tchécoslovaquie après les accords de Munich. Ce qui ne surprendra pas, c'est la position de fond d'Aragon, qui est celle du PCF de l'époque, ardemment opposée aux accords livrant Prague à Hitler.

Plus singulier, impressionnant parfois même, est le suivi quotidien des événements : Aragon suit pas à pas l'évolution de la situation, lit les dépêches, les autres journaux, reçoit un courrier abondant qu'il publie parfois, et auquel il répond souvent, comme à cet " ouvrier socialiste de Limoges [qui] m'écrit : "J'ai été au front pendant quatre ans [...] Il faut demander la révision des accords de Munich" " (p. 115). Moins que jamais enfermé dans les murs de Ce soir, et à distance d'une certaine presse pratiquant la connivence et l'entre-soi, Aragon parle donc aux Français. Les plus belles pages sont peut-être celles où il manifeste ce goût pour la description du quotidien des siens qu'il a observés ou auquel il a parlés, comme de celui de cette compatriote rencontrée dans la rue, " Dans la rue Balzac, je crois, j'entendis une dame [...] qui disait à son mari à rosette, avec un ton de fierté : "Tu remarqueras que moi, je n'ai pas crié : Vive Daladier !" " (p. 76). Des grands meetings aussi, retranscrits avec lyrisme, sont l'objet d'une attention soutenue, nous ramenant aux plus belles pages de ses romans : " Quel marais ! Où sont les Français ? Hier je les ai retrouvés (...) Dans la salle enthousiaste et grave, et pleine de feu et de résolution, c'était aussi la France : de ce professeur au Collège de France assis à côté de moi aux métallos, et mécaniciens de Citroën, de Gnome et Rhône, de Renault " (p. 101)

Patriotisme et défense ardente du pays caractérisent les positions communistes depuis 1935 et l'établissement de la ligne de Front Populaire. " Chauvinisme ", dirons les critiques de gauches à leur encontre. Voilà un débat qui nous interpelle encore : pourquoi, quand et comment défendre la nation ? Pour ce qui concerne strictement l'année 1938, le débat relève désormais de l'histoire. Mais si la France est et demeure au premier plan des préoccupations d'Aragon, l'internationalisme ne disparaît jamais ici. Et le refus d'essentialiser les peuples, partout où se dessine une once d'espoir, traverse ainsi ces pages : " ce qui est éclatant, c'est qu'en Allemagne, en Italie, en Autriche, des hommes avaient un instant levé la tête " (p. 65). Et de la sorte, maintenir l'idée qu'il existait une autre Allemagne, comme il fallait réaffirmer encore et toujours que la position de Daladier de Munich ne pouvait pas être celle de la France, au sens de la responsabilité historique qui lui incombait. Ceci pour tenter de se projeter dans un après qui effacerait les hontes du présent, et réconcilierait enfin les peuples : Aragon est aussi là, nullement dans une défense étroite et rabougrie des frontières.

Bien sûr, ces pages relèvent aussi d'une fidélité indéfectible à l'URSS et à ses relais politiques, dénonçant ses traîtres et ennemis. "Puissé-je me couper la main qui a écrit ces choses-là ?" dira Aragon plus tard à propos des écrits de cette teneur. Pierre Juquin rapporte qu'il serait tombé malade au moment où il retravaillait ces textes des années 1930... Disons le avec la distance qui nous sépare de ce temps : ces pages n'empêchent pas de penser l'époque avec Aragon. Elles permettent de comprendre les grandeurs et limites des combats antifascistes à l'heure du triomphe européen de l'hitlérisme... Un hitlérisme dont s'accommodaient alors nombres de personnalités de premier plan, fortement et justement épinglés dans ces pages.

Jusqu'alors, pour comprendre cette année 1938 qui donna lieu au triste " esprit munichois " les enseignants et le " public cultivé " puisaient, non sans raison, dans des synthèses historiques, reproduisant souvent des extraits de presse de l'époque. Tous pourront continuer à le faire, mais mieux qu'un banal éditorial ou article de presse un peu quelconque, ou un extrait d'une résolution politique fatalement un peu normative et ennuyeuse, ils pourront désormais lire et faire lire Louis Aragon. Redonnant vie à un moment tragique, qu'il nous importe encore de comprendre.

Jean-Numa Ducange
Aragon,Un jour du monde. Chroniques de Ce soirPremière partie : 1938, la crise de Munich Les Annales n°19, éditions Delga, 422 pages, 22 euros, Disponible chez l'éditeur et en commande àla Salaet. 

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