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Vu de France: le premier Lohengrin de Bayreuth, évoqué par le critique musical Adolphe Jullien
Publié le 23 juillet 2018 par Luc-Henri Roger @munichandcoUne recension du premier Lohengrin de Bayreuth en 1894 par le critique musical Adolphe Jullien. publiée dans la Revue musicale du Journal des débats politiques et littéraires (Paris, 1er septembre 1894).
REVUE MUSICALE
Lohengrin à Bayreuth.
Donc, les représentations de Bayreuth viennent de finir. Je vous disais l'autre jour, quelle avait été l'impression de personnes très musiciennes, très familiarisées avec la musique de Wagner, mais qui n'étaient pas encore allées à Bayreuth et n'y ont pas ressenti la grande impression, le coup de foudre qu'elles s'attendaient a recevoir. Peut-être, après tout, s'étaient-elles trop monté ta tête en lisant des comptes rendus où l'admiration atteignait au paroxysme, peut-être avaient-elles rêvé d'une exécution tellement idéale et parfaite qu'on n'e .saurait réaliser de pareille en aucun pays. Depuis lors, j'ai recueilli, de vive voix ou par lettres, les articles de journaux m'étant généralement suspects, à cause des relations que la plupart de mes savants confrères entretiennent là-bas, soit avec des personnes exaltant, par sympathie ou par intérêt, tout ce qui se fait à Bayreuth, soit avec d'autres qui dénigrent tout par envie ou rivalité, j'ai recueilli, dis-je, les avis de gens très compétents, très désintéressés, plutôt bien disposés pour l'entreprise de Bayreuth, et leur opinion ne diffère pas sensiblement, à tout prendre, de celle des premiers assistants.
Il y a eu, c'est positif, des saisons plus brillantes que celle qui vient de se clore à Bayreuth, et cette infériorité toute relative, car de pareilles exécutions sont encore core très supérieures à celles qu'on peut entendre et voir dans certaines capitales que je connais bien, cette infériorité provient de la médiocrité de quelques solistes auxquels on a dû confier, de force ou de gré, des rôles bien au-dessus de leurs moyens. Mais cette année aussi, comme les précédentes, il s'est produit ce phénomène, assez naturel en somme, que les dernières représentations ont été généralement préférables à celles du début, soit que les chanteurs solistes aient besoin de reprendre pied, chaque année, à Bayreuth; soit que là, comme sur tous les théâtres du monde, on ne fasse vraiment de bonne besogne qu'en face du public. C'est ainsi que M. Grüning, qui n'est cependant pas un nouveau venu et n'avait pas été brillant le premier jour, a retrouvé dans Tannhaeuser le feu, l'accent dramatique et môme une certaine chaleur de voix que nous avions appréciés il y a deux ans; c'est ainsi que M. Popovici, le baryton de Prague chargé du rôle de Frédéric, a déployé peu à peu une voix très puissante, un excellent sentiment de la scène au point de pouvoir supporter la comparaison avec ce que M. Renaud est dans ses meilleurs jours; c'est ainsi que la cantatrice anglaise, Mlle Marie Brema, dont la voix un peu claire et les gestes désordonnés avaient d'abord surpris dans Ortrude, a fini par s'y montrer très dramatique avec plus de solidité dans la voix et d'aplomb dans le jeu. Après tout, comment n'en serait-il pas à Bayreuth comme partout ailleurs et pourquoi ne ferait-on pas crédit pour quelques soirs à ces artistes qui ne peuvent pas toujours montrer du premier coup ce qu'ils valent en réalité?
Il n'en est pas moins vrai que Mme Wagner, et certes elle le sent mieux que personne, devra s'efforcer par tous les moyens de renforcer le personnel des premiers sujets de Bayreuth. Et la tâche est difficile, à coup sûr. D'abord, l'école qu'elle a fondée à cette intention n'a pas encore donné de fameux résultats, soit que les professeurs choisis ne soient pas très capables, soit que la graine des solistes de valeur se fasse rare. Il n'en est encore sorti que des artistes suffisants pour bien tenir des emplois secondaires, comme les Filles-Fleurs ou les jeunes écuyers dans Parsifal, et c'est déjà quelque chose, car la façon dont les moindres rôles sont joués et chantés là-bas est un des éléments de la supériorité indiscutable de Bayreuth sur tant d'autres grands théâtres. Ensuite, il faut bien finir par résister aux exigences chaque jour croissantes des artistes et quand le baryton Scheidemantel, très pénétré de sa valeur, très gonflé par les succès qu'il a remportés à Bayreuth dans Walfram [sic] d'Eschenbach et dans Amfortas, demande vingt-six mille francs pour y rechanter dix ou douze fois, force est bien de se priver de ses services, de rappeler M. Reichmann de Vienne, ou d'aller chercher M. Kaschmann à Milan, deux barytons de belle voix et de sérieux mérite, après tout; quand M. Van Dyck, qui devait paraître quatre fois dans Parsifal et six fois dans Lohengrin, n'arrive qu'à chanter une fois Parsifal et trois fois Lohengrin, on est bien contraint de se rabattre sur des ténors. de deuxième ou troisième ordre. Ah si M. Scheidemantel avait bien voulu montrer un peu moins d'exigences et M. Van Dyck prendre un peu plus de ménagements!
Ce qu'il y a de certain, c'est que, si les représentations de cette année ont été légèrement plus cahotées que d'habitude, et cela surtout par suite des indispositions répétées de M. Van Dyck, elles ont été tout aussi fructueuses que celles des années passées: la vogue de Bayreuth ne fait qu'augmenter. Les Anglais et les Américains, d'abord, y courent comme dans tous les lieux consacrés par la mode, et dès les premiers jours les Allemands se plaignaient, paraît-il, de ne plus être là chez eux, de voir la vieille ville des margraves remplie d'affiches dans toutes les langues On parle français, English spoken, Grand jardin d'agrément aux étrangers, de n'entendre plus que des mots anglo-saxons ou français aux alentours du Festspielhaus. Mais c'est surtout à la fin, comme toujours, que les Français sont arrivés en grand nombre, et, même sans parler de tant de spectateurs qui s'étaient adressés directement à Bayreuth, je sais un endroit de Paris où l'on a vendu pour plus de dix mille francs de billets. Oui, pour être exact, il y a eu, vers le milieu de la série, une représentation de Tannhaeuser et une de Lohengrin où il s'est produit quelques vides, mais pour Parsifal, en revanche, on vendait les places, aux abords du théâtre, deux et trois fois leur valeur. Si je vous donne ces détails pécuniaires, ce n'est pas que j'y attache beaucoup d'importance ni qu'ils me fassent estimer plus ou moins les chefs-d'œuvre qu'on représentait là-bas, c'est tout simplement pour répondre aux insinuations de certains journaux. Ne s'en est-il pas trouvé un pour affirmer dernièrement que, si l'orchestre et les chœurs étaient remarquables à Bayreuth, les solistes étaient tous très médiocres, que la mise en scène était, très inférieure à celle de l'Opéra de Paris et que les Français, au surplus, ne se souciaient plus d'aller aussi loin pour entendre du Wagner? C'est vraiment un gaillard que celui qui a fait cette découverte-là.
Eh quoi, cette mise en scène est moins bien réglée que celle de l'Opéra de Paris! Comment, nos choristes toujours plantés en rang d'oignons et parfaitement indifférents à ce qui se passe ou se dit devant eux, ces figurants qui ne font que des gestes élémentaires et ne bronchent jamais, nous donnent, selon vous, cher confrère anonyme, un spectacle préférable à celui de cette foule vivante, houleuse, impressionnable, qui prend une part considérable à l'action, où la physionomie de chaque individu indique quel intérêt il porte aux moindres événements du drame, où les mouvements de cette masse de personnages sont si bien réglés qu'ils s'exécutent de la façon la plus naturelle et sans qu'on y découvre aucun effort, chaque figurant semblant agir de lui-même et tout différemment de son voisin ? Voilà vraiment une opinion qui sent l'orfèvre, n'est-pas? Monsieur Josse, et qui vaut son pesant d'or.
Vous savez déjà avec quel frémissement de surprise et de peur tous les assistants, les uns témoignant une joie favorable à Elsa, les autres se montrant mieux disposés pour Frédéric, d'autres, enfin, hochant la tête en signe d'incrédulité, se portent au devant du Chevalier qui paraît au loin, traîné par un cygne. On vous a dit encore avec quelle joie, à la fin de l'acte, le peuple entier salue ta victoire de Lohengrin, célèbre l'innocence désormais inattaquable d'Elsa, en leur faisant cortège, en grimpant aux arbres, en agitant des branches de feuillage au-dessus de la tête des deux héros; vous savez aussi avec quelle vérité s'opèrent tous les mouvements de la foule dans ce second acte, où chaque coup de théâtre amène des dispositions diverses, des groupements très ingénieux; vous savez enfin avec quelle animation s'abordent les chefs brabançons qui se réunissent à l'appel de Henri l'OiseIeur, avec quelle anxiété toutes les femmes, tous les chevaliers suivent les révélations de Lohengrin, comme ils s'associent a la douleur des deux amants que la fatalité sépare. Et vous comprenez dès lors, j'en suis sûr, que cette exécution si remarquable où le chœur, qui est toujours personnage agissant dans Lohengrin, sauf dans les scènes initiales du deuxième et du troisième acte, devait répondre enfin aux plus secrets désirs du grand artiste défunt. Ce sera l'honneur de sa veuve que d'avoir aussi complètement traduit sa pensée, pour Lohengrin comme pour Tannhaeuser.
Mais, en plus de ces grands tableaux dramatiques auxquels tout le monde a prêté attention, il est d'autres détails de mise en scène, d'une invention ou très heureuse, ou légèrement discutable et sur. lesquels je désirerais insister. Avant tout c'est, selon moi, une trouvaille, un jeu de scène exquis, d'une pureté toute virginale que l'attitude d'Elsa restant un long moment à genoux, les yeux baissés, les bras étendus de côte, dans une extase muette, en face du Chevalier surhumain qui va prendre sa défense. Wagner, d'abord, a dit en termes précis qu'Elsa devait s'agenouiller devant Lohengrin, et ce témoignage de reconnaissance et de soumission, que Mme Lilian Nordica rend avec un charme infini, est bien autrement neuf, bien autrement caractéristique, ne trouvez-vous pas? que le banal élan de la jeune fille s'inclinant une minute devant son défenseur et se jetant aussitôt dans ses bras en s'écriant
O mon bon ange, sauve-moi Et je veux être toute à toi,
La fin du duo entre Elsa et Ortrude, au second acte, la courte scène ou elles entrent ensemble au palais pendant que se déroule à l'orchestre cette délicieuse phrase des violons, est aussi réglée de façon toute nouvelle et d'une façon très ingénieuse, encore qu'un peu cherchée. Au lieu que les deux femmes s'en aillent comme bras dessus bras dessous et qu'Ortrude esquisse pour la forme un mouvement d'hésitation que rien n'explique, la méchante femme, à deux ou trois reprises, s'abaissant comme à plaisir devant la jeune vierge dont elle veut s'emparer, affecte de se dérober à l'honneur qu'Elsa lui fait; elle se recule avec humilité, semble avouer qu'elle est indigne de marcher à côté de la jeune princesse et c'est celle-ci qui, par deux et trois fois, douce et compatissante, doit vaincre les remords de la sorcière et la forcer en quelque sorte à pénétrer dans le palais. Les esprits très subtils découvriront là peut-être un symbole il me suffit d'y voir un jeu de scène original et très saisissant. C'est ainsi qu'à Bayreuth l'action n'est jamais disjointe de la musique, et que le drame continue alors môme que les instruments ont seuls une partie à remplir.
Et peut-être ici, en nous rendant Ortrude encore plus odieuse par cette affectation de repentir, Mme Wagner a-t-elle voulu accentuer le relief de cette figure que le musicien a dépeinte à merveille, mais sous laquelle il rêvait de faire deviner des nuances, des complications que la musique est bien impuissante à rendre. " Ortrude, écrivait Wagner dans une lettre à Liszt, Ortrude est une femme qui ne connaît pas l'amour. Par là, tout est dit, et le plus terrible. En un mot, elle appartient à la politique, Or, si un homme politique est désagréable, une femme politique est répugnante: c'est ce que j'avais à faire sentir. Il y a dans cette femme un seul amour, l'amour du passé, l'amour des races disparues, l'adoration folle de sa lignée qui se transforme en haine contre tout ce qui est, tout ce qui a la réalité de l'existence. Chez un homme, un tel amour est ridicule, chez une femme, il est terrible, parce que la femme, –avec son penchant naturel et irrésistible à l'amour,– doit aimer, et que l'orgueil des ancêtres, la passion pour le passé la conduisent au fanatisme et au crime. Nous ne connaissons dans l'histoire rien de plus cruel que la femme politique... " Eh quoi, fallait-il déjà discerner tout cela dans la musique, même sans le jeu muet imaginé par Mme Wagner, pour apprécier réellement à leur valeur ces admirables scènes du deuxième acte où Ortrude soumet à ses volontés l'esprit hésitant de Frédéric, où elle jette les premiers ferments du doute dans l'âme d'Elsa, et la plaisante exclamation de Rossini à propos de sa cantate accompagnée à coups de canon ne vous revient-elle pas alors en mémoire "Excusez du peu!".
Quoi qu'il en soit, voilà deux jeux de scène: l'agenouillement d'Elsa devant Lohengrin, les feintes hésitations d'Ortrude en face d'Elsa, qui me paraissent des plus ingénieux, des plus touchants, et je m'explique assez difficilement qu'on n'en ait pas plus parlé; mais il en est un autre, auquel je ne puis souscrire. Au moment même où Lohengrin et Frédéric vont entrer en champ clos pour ou contre Elsa, le roi, comme s'il ne doutait pas de l'innocence de la jeune fille et qu'il pressentît le résultat du jugement de Dieu, offre galamment la main a l'accusée et la fait asseoir sur un beau fauteuil, a côté de lui. Rien dans le texte original ne me paraît justifier ce singulier procédé du roi qui semble ainsi prendre parti d'avance contre Frédéric il devrait, au contraire, observer une impartialité stricte entre les deux combattants, et c'est seulement au dernier acte, au moment où Lohengrin va parler, que le roi, rendant hommage à la noblesse, à la vertu d'Elsa, doit lui donner la main et la conduire sur un fauteuil, en face de lui, comme le livret l'indique: à Paris, on se contente d'un tabouret qui se trouve égaré, par bonheur, sur les rives de l'Escaut. D'autres détails, moins répréhensibles, mais un peu puérils, ont choqué certaines gens dans la scène d'amour. Au fond du théâtre, de chaque côté du lit, voici deux petits sièges vides; puis, quand l'escorte nuptiale s'est retirée, on voit, bien proprement pliés sur chacun de ces tabourets, les habits de dessus des deux époux que les pages leur ont enlevés en grande cérémonie; enfin, quand Lohengrin, ayant tué Frédéric, veut appeler les suivantes d'Elsa, il ne frappe pas du pommeau de son épée sur un timbre, il tire tout simplement une sonnette. Historique ou non, cette sonnette de nuit prête à rire et les vêtements si soigneusement rangés, côté de madame, côté de monsieur, provoqueraient chez nous une douce hilarité: on n'a donc pas toujours le sentiment du ridicule a Bayreuth. Mais assez d'observations sur la mise en scène, arrivons a la musique. Avant tout, il y a une différence essentielle à noter: le prélude, à Bayreuth, se joue dans un mouvement beaucoup plus lent qu'à Paris ou partout ailleurs. Si c'est là le mouvement voulu par Wagner, ce que je déplore, il faut bien avouer qu'on ne peut l'obtenir qu'avec un orchestre exceptionnel où les violons sont en nombre très supérieur à ceux qu'on trouve dans les plus grands théâtres il serait impossible, en effet, à des artistes moins nombreux d'attaquer et de soutenir la note en sons harmoniques, dans ce mouvement-là, avec une égalité parfaite et sans que l'oreille perçût quelque à-coup, de là part tantôt d'un violoniste, tantôt d'un autre. Il paraît, en revanche, que le crescendo atteint de la sorte à une intensité extraordinaire, à son point culminant, par la longue durée des notes que lancent les trompettes et les trombones, mais n'est-ce pas acheter cher cette belle explosion de sonorité que d'écouter tout le prélude dans une allure aussi somnolente ? Exactement, dix minutes, montre en main. Les chœurs, tout le monde en est d'accord, marchent avec une solidité rare; il s'est produit cependant, une fois, du fait de M. Van Dyck, un déraillement général, après sa phrase des adieux au cygne, qu'il chante au fond de la scène et presque sans accompagnement. Ce ténor, dont la voix de gorge acquiert un éclat inattendu dans les passages de force et d'expression très accentuée, a peine, au contraire, à la soutenir dans la demi teinte: il avait baissé insensiblement dans son solo, de note en note, si bien que l'entrée des chœurs, placés beaucoup plus près de lui que de l'orchestre et s'appuyant dès lors sur le dernier son donné par le soliste, a produit une cacophonie complète avec l'orchestre. Et, combien de gens s'en sont aperçus, cependant, parmi les grands mélomanes qui courent à Bayreuth?
Ce n'a été là qu'un accroc fortuit et qui ne s'est jamais renouvelé par bonheur, tandis qu'à Bayreuth comme à Paris les choristes ont toujours beaucoup de peine à entonner leur partie sur la modulation en harmonique de mi bémol en mi naturel au milieu de la marche religieuse: il y a là, sans doute, un obstacle on ne peut plus difficile à franchir. En d'autres passages, au contraire, !es solistes et choristes de là-bas montrent une assurance, un aplomb que n'ont pas ceux de Paris et ils attaquent, ils franchissent sans broncher certains passages sans accompagnement qu'on coupe à Paris ou pour lesquels on soutient prudemment les voix par quelques accords des instruments. Mais ce n'est pas là que gît la différence capitale entre les représentations de Lohengrin à Bayreuth et à Paris, car nous en avons eu, ici, qui pouvaient supporter le parallèle au seul point de vue musical: c'est dans cette mise en scène si animée, si vivante, si intelligente, dans cette façon d'associer toujours une action scénique à la musique et de faire que jamais l'une ne prenne le dessus au détriment de l'autre. Assurément Mme Wagner, pour en arriver là, a dû beaucoup imaginer, car Wagner, quand il écrivit cet opéra, ne pensait pas autant qu'il le fit par la suite à cette marche concurrente, à cette union indissoluble de l'action sur la scène et de la musique à l'orchestre; mais l'important est que les jeux de scène ou mouvements, ainsi combinés après coup, soient d'une heureuse invention. Et nul ne songe à contester qu'ils n'aient, le plus souvent, beaucoup de caractère et d'imprévu.
Aussi Mme Wagner tenait-elle particulièrement aux représentations de cette année où ellee voulait, par l'adjonction de Lohengrin faire ressortir les liens étroits qui unissent cet opéra à Tannhaeuser et à Parsifal tant sous le rapport du sujet que sous celui du style, et donner ainsi au cycle de 1894 une unité qu'elle et ses amis jugeaient très importante. Elle n'était pas cependant exempte d'inquiétude, à ce qu'avoue un ancien collaborateur de son mari, car elle avait eu l'ennui de se voir devancer par !es Opéras de Munich et de Francfort dans le projet qu'elle caressait d'exécuter Lohengrin au milieu de décors, de costumes et d'accessoires du dixième siècle, projet qu'elle préparait depuis des années, au prix de recherches infinies. Bien plus, le succès que cet opéra, ainsi renouvelé sous le rapport de la mise en scène, avait obtenu dans ces deux villes pouvait faire un peu de tort aux représentations de Bayreuth. Certains présages semblaient même justifier cette inquiétude. En effet, tandis que les demandes de places pour Parsifal et Tannhaeuser atteignaient le maximum, celles pour Lohengrin n'annonçaient tout d'abord qu'un médiocre empressement de la part du public on craignait de n'avoir que des salles à moitié pleines. Mais les choses changèrent d'aspect au dernier moment, les spectateurs affluèrent et, tant au point de vue pécuniaire qu'au point de vue musical, ce fut une victoire que cette représentation de Lohengrin. " Pour la première fois, s'écriait avec joie un ancien familier de Wagner, Lohengrin nous a été donné dans sa forme la plus idéale et la plus haute; pour la première fois, nous avons vécu avec le poète le ravissant spectacle des contradictions et des irrésolutions d'Elsa. "
Elsa, je l'ai déjà dit, c'est Mme Lilian Nordica, de son vrai nom Miss Lilian Norton, qui n'est déjà plus une jeune fille et chanta dès 1878, à Paris (dans un concert donné à l'Exposition universelle par un corps de musique militaire américain), avant de s'essayer à l'Opéra sous la direction Vaucorbeil, dans les rôles de Marguerite et d'Ophélie. A tous égards, le choix était heureux, me dit-on, car cette cantatrice, formée à l'école italienne, possède encore une voix très juste, très pure, qu'elle conduit avec beaucoup de charme. Elle s'est pliée, de plus, aux excellents conseils de Mme Wagner et prête à tout le rôle un caractère on ne peut plus chaste; elle met en saillie avant tout le côté juvénile et tendre du personnage, tandis que Mlle Caron, sans lui être inférieure, à ce qu'avouent les champions les plus décidés de Mme Nordica, représente une Elsa plus mystique, plus exaltée, plus dramatique, mais non plus touchante. Et Mme Wagner n'aurait eu qu'à s'applaudir de son choix, si la jeune Américaine, un certain jour, n'avait exigé, dit-on, qu'on exhibât dans Parsifal M. Zoltan Doeme, auquel elle est fiancée, un jeune ténor hongrois, doué d'une jolie voix, mais par trop novice en scène. Et Mme Nordica, paraît-il, est sur le point de suivre en Amérique M. Maurice Grau; mais elle aimerait auparavant à rechanter devant le public français, et les directeurs de l'Opéra, après avoir, dit qu'il n'y avait pas lieu de s'occuper d'elle, auraient accepté de voir des pourparlers qui n'ont pas abouti par correspondance: est-ce elle e qui demande trop cher ou bien eux qui proposent trop peu?
Trêve de bavardages. Le fait capital de cette saison lyrique d'un mois aura, donc été la représentation de Lohengrin dans des conditions toutes nouvelles, et, si la plus belle part du succès revient à Mme Wagner, il faut placer à côté d'elle M. Félix Motll qui s'est consacré à la direction musicale de cet opéra comme M. Hermann Lévi se donnait tout entier à celle de Parsifal ne faut pas oublier non plus l'auxiliaire préféré de la directrice, son fils, qui s'est occupé de régler la mise en scène avec elle et bat la mesure aux musiciens sur le théâtre, ce qui lui vaut l'honneur de figurer sur la liste générale des artistes qui prêtent leur concours, de quelque façon que ce soit, aux représentations de Bayreuth. On vous a déjà dit, sûrement, que les vingt spectacles de cette année avaient fait tomber plus de cinq cent mille francs dans la caisse du comité des Fêtes: c'est un joli denier et je crains fort que les représentations prétendues antiques, qu'on projette de donner sur le théâtre romain d'Orange, ne produisent pas de longtemps de semblables recettes. Et cependant, nous disent avec emphase les Méridionaux, Orange, c'est le Bayreuth français.
ADOLPHE JULLIEN.