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Visions de François Esperet

Publié le 25 juillet 2018 par Les Lettres Françaises

Visions de François EsperetVoilà un des livres les plus singuliers qu’il m’ait été donné de lire depuis longtemps. Visions de Jacob est un poème en quinze chants, long de plusieurs milliers de vers dont la trame narrative principale, tirée de la Genèse, est l’histoire d’Ésaü et de Jacob, fils jumeaux d’Isaac et de Rébecca. Leur père, Isaac, est le fils miraculeux de l’union d’Abraham et de Sarah (Sarah est âgée de 90 ans). On connaît l’épreuve à laquelle Yahvé soumet Abraham, exigeant de lui le sacrifice de son fils. À l’instant fatal, il substitue à l’enfant un bélier. Notons qu’Abraham eut avec une esclave égyptienne, Acar, un fils, Ismaël, et qu’ils furent, après la naissance d’Isaac, renvoyés dans le désert à la demande de Sarah. Ismaël, selon la Bible et le Coran, est l’ancêtre des Bédouins d’Arabie.

Rébecca enfante donc des jumeaux. Le premier à sortir du ventre maternel est Ésaü – le roux –, Jacob vient ensuite, tenant dans sa main le talon d’Ésaü. Il achètera à Ésaü son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Époux de Léa et de Rachel, il sera père de douze fils, qui constitueront les douze tribus d’Israël. C’est après son combat avec Dieu (ou avec l’ange) que Jacob fut surnommé Israël. Voilà, exposés rapidement, quelques repères « historiques » ou mythiques qui permettent au lecteur non averti d’entrer plus commodément dans le poème de François Esperet.

Je dois dire que, n’étant pas familier de l’Ancien Testament, j’ai éprouvé le besoin de faire ces recherches pour ma gouverne. Mais seulement après la première lecture de Visions de Jacob, qu’il m’a fallu reprendre ensuite plus tranquillement. Car, d’entrée de jeu, je me suis senti à la fois dépaysé et fasciné. Dépaysé sans doute parce que mes pratiques de lecture m’ont porté ces dernières années davantage vers la Grèce ou la Chine, mais fasciné surtout par le travail du poète. Nous connaissons et défendons les livres de François Esperet ici, aux Lettres françaises. Ses deux premiers ouvrages, Larrons et Gagneuses, faisaient déjà entendre une voix sans exemple dans la poésie de notre époque. J’avais alors parlé à son sujet de poésie narrative ou d’épopée, ce qui, on me l’accordera, n’est pas à la mode. C’est le moins qu’on puisse dire. « Nous avons aujourd’hui le goût d’une autre poésie », écrivait, non sans ironie, le camarade Aragon.

Ouvrons le livre. On s’aperçoit très vite que chaque partie versifiée est précédée d’une phrase imprimée en caractères italiques, un verset biblique. Cette même phrase en italique se retrouve dans le poème qui suit mais cette fois démembrée, désarticulée et appareillant en quelque sorte les vers tant et si bien que le poète avec ses mots est ici à l’égal d’un maître maçon qui coupe et pose, agence des pierres destinées à une construction. Avant d’aller plus avant, prenons un exemple dans le chant quinzième. « Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore » est le verset de référence.

« Et quelqu’un d’autre est là venu comme un voleur sans que jamais la terre ne résonne sous ses pas je frissonne ou c’est l’air quand il me vole autour dans un bruissement d’ailes et je ferme les yeux c’est pour ne pas la voir la chimère je fais mine le cœur figé d’effroi que je repose en paix moi qu’un oiseau suffit seul à mettre en déroute et la peur m’envahit comme jamais la colère aveuglément j’attaque et l’inconnu devient l’intime au corps à corps lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore ».

Vient ensuite un autre verset :

« Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. »

« Voyant mon étranger c’est moi qu’il sent la terre où je l’ai fait rouler qu’il ne le maîtrisait pas son homme

dans la poussière où ses ailes ne lui servent à rien j’ai du courage qui me vient

c’est du sol en dessous je le tiens serré contre moi l’ange en lui rognant le ciel pour qu’il cesse de voler

c’est lui que la colère enflamme et puis la peur il le frappa j’encaisse

le coup à l’emboîture de la hanche

en profite pour affermir ma prise

et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui »

Doit-on considérer le poème ainsi composé comme un commentaire du texte biblique ? Il ne me le semble pas, le verset concerné faisant office de point d’appui pour la rêverie, autrement dit aussi la vision. Désemboîter le verset comme une hanche. Le poète, comme Jacob, boîte de la hanche.

La torsion que François Esperet fait subir au texte dans sa lutte avec les mots est particulièrement rude. Il oscille toujours entre le vers – souvent de plus de vingt syllabes – et la prose. Si l’on considère que la poésie, selon une définition classique, est un discours tourné et la prose un discours uni, droit. Aussi le lecteur se retrouve-t-il dans la position du funambule qui risque de verser à chaque ligne (ou vers), de perdre le souffle et tente en vain de se raccrocher à une prose simplement narrative. La poésie n’est-elle qu’un aller à la ligne ?

Je ne me prononcerai pas sur le caractère religieux de Visions de Jacob. C’est le travail de la langue ici qui m’intéresse. Je pourrais tenir le même discours sur les Psaumes de Claudel, livre qui m’a fasciné, lui aussi, par la force torrentielle – j’aimerais dire torrentueuse – de ses vers. Quoi qu’il en soit, les poèmes de Visions de Jacob naissent du mouvement de torsion ou de pli que le poète, pour retrouver la force du chant augural, fait subir aux versets bibliques. Dans ce corps-à-corps avec la parole divine, c’est-à-dire avec l’ange, Jacob garde la maîtrise : « ses ailes ne lui servent / à rien j’ai du courage qui me vient c’est du sol en dessous je le tiens ». Naturellement, ce chant quinzième mériterait toute une exégèse. Ce qui n’est pas mon propos.

Dans les précédents livres de François Esperet, Larrons et Gagneuses, le lecteur ne pouvait ignorer la forte charge érotique dont ils étaient porteurs. Il en va de même ici. Par exemple :

« je suis prêt ma mère et la mort dans l’âme d’avoir tant rêvé

depuis l’aube à celle rien que d’y penser je bande et me tais

qu’elle me vienne la fille dont vite je m’éprenne belle de Canaan

que je veux connaître elle est nonchalante et passe en branlant

m’embrasse et repasse envoûtante et lasse comme un feu couvant sous ma peau de cendre et puis s’en va s’asseoir par terre où j’irai la fouailler putasse et sentir l’odeur de sa chair sous elle ».

Ou bien encore :

« Léa conçut encore c’est l’envie qui me dure ma femelle de la voir

assaillie par des mâles assez pour qu’elle en jouisse folle à s’en évanouir

la besognant je rêve qu’à moi seul je les suis les barbares à l’assaut pendant qu’elle se débat la garce

et l’agonis d’injures toujours les mêmes ».

Visions de François EsperetJ’aurais pu également citer dans un recueil de François Esperet, Sangs d’emprunt, des vers tels que ceux-ci : « Mes putes lumières perdues aux rivages de nos routes / naufrageuses insatiables des bites voraces / qu’attirent vos cuisses battues des vents / (…) / Fanaux dans la nuit les phares de vos fourgons / lampes bénies les bougies de vos cabines / où se dirigent les navires bandant d’espérance ». Il ne faut pas se méprendre. J’isole ainsi des passages pour le besoin de mon exposé alors qu’il faudrait les saisir dans le mouvement même du poème, qui mêle le sordide et le sublime, magnifie le larron comme le saint.

On remarquera ainsi que ces chants, pour visionnaires qu’ils soient, mettent en œuvre un réalisme qui règle son compte à la « belle » poésie. Il n’y a pas de thématique noble, fleurie. À bien des égards, lisant Visions de Jacob, j’ai en mémoire les vers des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné: « Mieux vaut à descouvert monstrer l’infection/ Avec sa puanteur et sa punition ». Par exemple.

Ce que j’appelle réalisme chez François Esperet tient aussi à l’emploi des mots d’argot ou d’expressions familières : « dégueulant de bonheur au plumard c’est mon heure de labourer la chair », « comme on rembarre un étranger », « je la vois fourrager dans le coffre à bijoux bordel où c’est qu’elles sont », « l’air de ne rien craindre un peu majordome bienvenue Milord » ou encore « en taillant la route ils m’ont vu richard avec mes bestioles / petit père peinard ils avaient signé pour une sinécure /et ça les défrise mes histoires de frère qu’il faut courtiser ». Ce tissage verbal compose une fresque d’images, une vaste tapisserie. Visions de Jacob doit s’entendre. Lu à haute voix, il donnera la mesure du souffle puissant et tragique qui l’anime et le porte de part en part comme un grand poème de notre temps.

Jean Ristat

Visions de Jacob, de François Esperet
Éditions du Sandre. 190 pages, 18 €

Sangs d’emprunt, de François Esperet
Éditions de La Grange Batelière.

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