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Les actionnaires ont la cote

Publié le 08 juillet 2008 par Marcaragon

Les actionnaires ont la cote 

Au pays du Marché-roi, les Etats-Unis, l’outrance des chiffres ne désarme pas, jusqu’à l’ivresse qui anesthésie le jugement des hommes. Quoiqu’on paraphe, quoiqu’on estampille, la surenchère commande, et rien ne saurait plus retenir l’attention qui ne fût marqué du sceau de l’excès ; en sorte que quelques capitaines d’industrie, moins opulents mais non moins soucieux de frapper l'opinion, ne craignent pas de donner à leurs épopées une dimension quasi-héroïque. Ainsi, le 19 juin 2007, tandis que s'amoncelaient déjà les premiers nuages de la crise financière sur fond de déprime immobilière, Home Depot, le spécialiste américain du bricolage, fit part de son intention de se réapproprier le quart de ses propres actions en Bourse. Ce programme plébiscitaire, pour quelque 22,5 milliards de dollars, chavira les coeurs et fouetta le titre, qui se cabra aussitôt de 7,3% en séance. En élève appliqué, affranchi comme on se doute de l’activisme de ses actionnairesApatride, humaniste, philanthrope, Georges Soros est d'abord connu pour son génie financier. Vingt ans après qu’Alfred Winslow Jones eut conçu le premier « hedge fund » en 1949, il créa lui-même le Soros Fund Management, un groupe de fonds (Quantum, Quota, …) destiné à protéger et valoriser 4 millions de dollars d’actifs …, Home Depot redistribuait ses bons résultats. Lesquels étaient au mieux mitigés 1.
 
Pour le leader mondial du bricolage, la décapitalisation avait commencé en 2002, sous l’impulsion de Robert Nardelli, son PDG, qui n’avait pas fléchi, faisant racheter pour environ 17,5 milliards de dollars des actions du groupe. La dynamique ne changea pas après la démission dorée à l’or fin du susnommé, parti redresser Chrysler en janvier 2007 avec un pécule de 210 millions de dollars en poche 2. Son successeur, Frank Blake, passa la surmultipliée, sans le premier sou pour mener l’opération que l’on a dite : le lego financier s’appuya sur la vente de HD Supply, une division spécialisée auprès de professionnels 3, pressentie pour 10,3 milliards de dollars, et l’émission d’obligations senior, non garanties et mal notées 4, pour 12 autres milliards. La financiarisation des entreprises est là, résumée, qui privilégie l’actionnariat jusqu’à lui sacrifier une part d’elles-mêmes, salariés compris, jamais empêchée de plomber la barque de mauvais papier. Le subprime compliqua tout : la vente LBO L'automne 1929 porta un rude coup au génie financier. La ruine de la multitude fit le lit d’une hécatombe bancaire sans précédent qui abîma pour longtemps les velléités innovatrices des uns aussi bien que les illusions de tous les autres. On se hasarda moins. Un demi-siècle s’écoula et rien ne brusqua plus les corbeilles. Les consciences s’apaisèrent … de HD Supply fut amputée du cinquième de son potentiel et les banques prêteuses exigèrent de nouvelles garanties, le prix de rachat des actions fut raccourci, et celui du titre divisé de moitié 5. Joseph DeAngelo, directeur général du groupe démissionna de tant d’imprévoyance. Finalement, la création de valeur s’était délitée dans le flou des motivations originelles, faisant place au risque, à tous les étages de la pyramide.

D’autres ont des moyens plus appropriés à leur politique actionnariale, moins exposés aux aléas financiers. Nul bien sûr ne saurait titiller le géant ExxonMobil, qui gobe continûment ses propres actions dans des programmes de rachats pharaoniques : en 2007, le colosse pétrolier reprit pour 32 milliards de dollars de ses titres sur ses propres flux de trésorerie, soit plus que toutes les sociétés du CAC réunies, qui y consacrèrent 19 milliards d’euros
6. Notre champion tricolore Total, dont les résultats record sont à l’unisson des prix dans ses stations, ne fait plus figure de meneur : ArcelorMittal mène désormais la danse, devant BNP Paribas et Axa. La Société Générale elle-même aura dévolu 1,288 milliard d’euros à la cause, avant hélas d’en appeler au Marché pour le quadruple après le séisme KervielNick Leeson ne fut ni le premier, ni le plus argenticide des traders voyous. D’autres l’avaient précédé, comme Howard Rubin, qui, dès 1987, avait déshabillé la banque d'affaires Merrill Lynch de quelque 250 millions de dollars, ou Joseph Jett, qui tondit Kidder Peabody de 400 millions en 1994 sur des bons du Trésor …. Ces milliards qui volètent ne sont cependant rien à côté des coutumes anglo-saxonnes, qui gagnèrent l'Europe à l'aube des années 1990 et furent libéralisées en France à l'été 1998 : AT&T s’engage dans un plan de rachat de 15,2 milliards de dollars d’ici fin 2009 7, Dell ambitionne 10 milliards 8, Cisco suit 13, d’autres encore. Tous visent peu ou prou à soutenir leurs cours, mieux gratifier l’actionnaire, renforcer l’autocontrôle. En 2004 cependant, certains vendirent Microsoft qui entendait racheter pour 30 milliards de ses titres sur quatre ans, opinant que la firme de Redmond était à cours d’idées de développement 9.

Les actionnaires majeurs, avant tout les grands fonds d’investissement, sont au centre des opérations ; la gouvernance d’entreprise, qui les associe aux dirigeants et aux conseils d’administration, où ils siègent, a mis fin au modèle des patrons intouchables 10 et redistribué les cartes. Les temps sont au rendement absolu des capitaux propres, de l’ordre de 15%, un taux mythique apparu dans les années 1930 11. Les rachats d’actions font partie de la panoplie du parfait créateur de valeurCeux d’avant défilaient moins. Isolés, loin des parquets, encastrés entre le contrôle de gestion et la comptabilité, on les imagine, trois-pièces strict, de préférence sombre, chemise blanche de rigueur, à décrypter d’interminables chroniques de chiffres, de bilans et de perspectives. Les analystes financiers de l’ancienne époque … - en France, un tel programme doit être adopté en Assemblée Générale Ordinaire, dans la limite de 10 % des titres sur 18 mois. En raréfiant la ressource, son prix augmente, ce qui permet de réconforter les cours, particulièrement en période de turbulences. Une enquête de JP Morgan 12 menée mi-2006 auprès d’une cinquantaine de sociétés britanniques a montré que la réaction du Marché a toujours été positive dans les deux mois suivant l’annonce, avec une progression moyenne de cours de l’ordre de 15%. Home Depot fut dans cette ligne-là, avant de s’effondrer, conformément à d’autres études concluant à la baisse de la performance boursière, dans les trois à six mois suivants : celle de Standard & Poors portant sur 423 valeurs du S&P 500 montrent qu’un quart seulement de ces entreprises ont surperformé le Marché 13. Les cours flambent, puis s’éteignent, les actionnaires, qu’on choie, vont et viennent.

Généralement, les titres rachetés sont annulés, ce qui hisse la valeur de tous les autres à périmètre comptable identique : un cas singulier est ainsi celui de la famille Peugeot, qui n’apporta pas les siens à une opération de cette nature, et vit sa participation dans le groupe éponyme croître d'un point entre 2004 et 2005, sans bourse délier. Une autre justification à ce ball-trap financier consiste à considérer que le Marché fera toujours un meilleur usage de la trésorerie excédentaire des entreprises, avant de la lui restituer plus volontiers le jour venu. Celle de Home Depot a pris la forme d’un emprunt obligataire et d’une vente de bijoux de famille, loin bien sûr des exigences de ses propres actionnaires ! Plus marginalement, l’entreprise peut aussi racheter ses actions pour renforcer son autocontrôle, mieux se prémunir contre les OPA, disposer d’une réserve pour acquérir un concurrent par échange de titres, alimenter des plans d’actionnariat salarié ou de stock options. On le voit, les esquives de ces opérations capitalistiques ne manquent pas, qui exonèrent les dirigeants de consacrer l'énergie financière aux investissements en hommes et en projets. La rémunération de l’actionnaire s'oppose à celle des acteurs de l'entreprise qui en construisent le futur. L'essor industriel n'accapare plus l'intégralité des capitaux utiles à la création de richesse(s). Car la mode est à la création de valeur.

Depuis 1994, les entreprises rachètent plus d’actions qu’elles n’en émettent. En 2001, les émissions d’actions ont été aux Etats-Unis surpassées par les destructions au point que l’émission nette de capital boursierLe 20 juillet dernier, Yahoo, portail Internet de renommée mondiale, annonça des résultats qui déçurent ; la sanction des investisseurs, toujours de prime saut, ne se fit pas attendre : le cours perdit près de 19% en séance. Ainsi, cette star de la Nouvelle Economie, qui la veille encore pesait 47 milliards de dollars à la corbeille, vit-elle sa capitalisation boursière amputée d'un trait de plume de quelque 9 milliards de dollars … fut de moins 330 milliards de dollars 14. Les dividendes ne sont pas davantage restés à quai : leur part dans la valeur ajoutée des firmes a triplé entre 1990 et 2007 cependant que la composante salariale stagnait 15. Cette pression actionnariale aura assez ému Clarins, qui se retire de la cote, et les introductions à Paris ont chuté de 22% en 2007 16. Quant à Home Depot, empêtré, surendetté pour le bien de la théorie, la route sera longue.


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