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Derrida et le fils perdu

Publié le 30 juillet 2018 par Les Lettres Françaises

Derrida et le fils perduJacques Derrida m’avait envoyé une carte postale, en 1977. D’Oxford, sans doute. Je venais de faire paraître un roman par lettres avec conversations, Lord B. L’une des dernières lettres de l’ouvrage est consacrée à une conférence : « De l’influence des palmiers dans la vie et la mort des grands hommes et des génies », prononcée par celui que nous appellerons, par commodité, l’un des narrateurs. On peut y lire quelques considérations – héritées ou détournées de l’oeuvre de Thomas de Quincey – sur l’assassinat et le suicide des grands philosophes. L’orateur prétend que le suicide lui paraît l’acte le plus fidèle à la tradition philosophique. De Socrate, que Platon ne réussit pas à assassiner malgré le secours d’Alcibiade, à Jules Lagneau, par exemple, qui « entra en marchant dans l’océan ». « Le suicide d’un philosophe est la reconnaissance de la supériorité de la poésie sur la philosophie » et, sans autres embarras, invite-t-il « le professeur D. à se suicider. Devant son refus, il charge l’un des membres de l’assemblée de l’assassiner ».

Je n’ai pas pensé tout de suite à cet épisode du roman. J’étais resté presque sans voix au téléphone après l’appel d’un ami commun, messager de la mort sans visage. J’avais beau savoir la maladie et ses ruses, comment l’illusion conspire avec le mensonge qu’on nomme rémission avant le coup fatal. J’en ai tant vu qui s’en allèrent, je porte au-dedans de moi tant de morts que parfois il me prend l’envie de m’asseoir là, au bord du chemin, et de pleurer. Mais, la plupart du temps, ils m’accompagnent et je rêve avec eux. Voilà l’humaine condition, le lieu commun, le trou où le soleil ne peut se regarder en face sous peine d’aveuglement. « Aveuglement de tournesol », écrit Derrida dans Mémoires d’aveugle. Torsion tragique vers l’horreur sans fond de cette lumière noire qui nous nourrit en même temps qu’elle nous consume ? À moins de ruser et d’observer à l’oblique, dans un miroir. Socrate regardait par en dessous et toujours de côté.

J’ai marché dans les rues de Paris, prenant le bras de mon jeune compagnon. L’automne avait la douceur d’un baiser volé. N’étais-je pas alors cette nuit-là comme un aveugle qui cherche une main pour le guider ? Mais pour aller où ? De grandes ombres nous faisaient cortège. Il y avait Jean Genet, Francis Ponge, Roland Barthes, Paule et Yves Thévenin, André Masson, Aragon, Althusser, tant d’autres. La lumière était crue comme on l’imagine à l’étal d’une boucherie. Et les conversations dans les cafés faisaient un bruit de verre brisé.

Les jours qui suivirent, j’allai chercher les dialogues de Platon dans la bibliothèque et relus le Phédon : « Jusqu’à ce moment, la plupart d’entre nous avaient assez bien réussi à nous retenir de pleurer. Mais, quand nous vîmes que Socrate avait bu la ciguë, plus moyen ! Malgré nos efforts, je dus, moi-même aussi, laisser courir le flot de mes larmes ; si bien que, la tête voilée, je versais des pleurs sur moi-même, non pas en effet, bien entendu, sur lui, mais sur mon sort à moi qui serais privé de la familiarité d’un pareil homme (…) Allons ! dit-il, du calme, de la fermeté ! En entendant cela, nous eûmes grand honte et nous nous retînmes de pleurer. »

Je l’avais rencontré à la Sorbonne où j’étais étudiant. En quelle année était-ce ? 1962, 1963 ? Je ne sais plus. J’avais fait un exposé sur la cinquième hypothèse du Parménide de Platon : « L’Un est absolument ; les autres choses n’en sont point des parties, ne sont ni un ni plusieurs. » Nous nous retrouvions après le cours à la brasserie le Balzar. Je me souviens d’une colère du professeur D., cette année-là : presque personne, parmi ces futurs licenciés de philosophie, n’avait lu la Critique de la raison pure de Kant ! J’allais souvent me promener rue Lhomond dans l’espoir de rencontrer Francis Ponge. En 1965, je publiai mon premier livre. Des images se bousculent dans ma mémoire, au mépris sans doute d’une chronologie rigoureuse. Mais peu importe. Derrida habitait alors à Fresnes. Son premier fils, Pierre, tout bouclé d’or, dans les bras de Marguerite… On le comprend, c’est ma vie qu’ici j’évoque, par bribes ou lambeaux. Et tout est dans le plus grand désordre. Les papiers se sont accumulés dans les tiroirs, entassés au hasard : lettres, photographies, cartes postales. Cette carte postale, justement, où est-elle ? Je m’étais dit qu’il serait toujours temps de voir plus tard, avant de mourir. L’ai-je vraiment lue ? Sitôt apparue, je l’ai rangée, faut-il dire cachée, mise de côté ? Avant de la remettre à son destinataire comme un accusé de réception ? « Il est mauvais, lecteur, de ne plus aimer à revenir en arrière. » Je ne m’attends pas à ce qui s’est passé. Il ne faut pas avoir peur.

Ainsi donc je me retourne. Je regarde par-dessus mon épaule comme un voleur. À quoi ressemble-t-il donc ce poète d’à peine trente ans qui lit ses vers en tremblant le dimanche soir, à ses amis, après le dîner à Ris-Orangis ? Par exemple, Coq-volcan extrait du Coup d’État en littérature ou le Fil(s) perdu écrit à partir de la Pharmacie de Platon. La maison lui était toujours ouverte, l’écoute chaleureuse et tendre, l’amitié forte et sans concession. L’humour avait dans nos conversations tous ses droits et le rire souvent balayait bien des idées reçues et les idoles d’un jour. Un homme libre, toujours en mouvement. Accablé de travail mais toujours disponible. Un homme juste et bon.

J’enseignais déjà la philosophie dans un collège de l’Essonne depuis plusieurs années. Je commençais à écrire pour les Lettres françaises. Je n’avais pas eu besoin de convaincre Aragon de me laisser faire un numéro d’hommage à Jacques. Nous étions en 1971. La revue Tel Quel jouait au maoïsme et son « Bulletin d’informations du Mouvement de juin 1971 » excommuniait Derrida après l’avoir célébré, vouait Aragoncardin et le Derristat de service aux poubelles de l’histoire. Autant en emporte le vent.

C’est peu de temps après que naquit la collection « Digraphe », aux Éditions Fayard, pour quatre essais sur Derrida, Barthes, Althusser, Gramsci. Digraphe, sous-titré Fiction/Théorie, emprunte son nom à la quatrième de couverture de la Dissémination. Puis sous l’impulsion de Jacques, elle fut accueillie avec les premiers numéros de la revue par les Éditions Galilée. Derrida y publia Glas. C’est grâce à lui que Flammarion nous accueillit ensuite. Et puis les années passèrent et nous nous vîmes moins souvent. Fils prodigue mais toujours aimant, je cachais le malheur qui rongeait ma vie. Ainsi croyais-je conjurer le sort. Nous nous sommes retrouvés après le dénouement de la tragédie comme si nous nous étions quittés la veille. Mais comment pourrais-je l’oublier et tout ce que, sans lui, sans son aide, ses conseils, ses encouragements, je n’aurais pu faire ? Il était là aussi pour saluer la reparution des Lettres françaises en 1990 comme il était là pour aider celles de 2004. Voilà que je parle de lui à l’imparfait et le coeur me manque de poursuivre.

Derrida et le fils perdu
La dernière fois que nous nous sommes parlés, nous avons évoqué toutes ces aventures avec tendresse. Il semblait que rien n’était perdu, que tout était possible puisque nous étions là ; puisqu’il était là. Je n’entendrai plus sa voix. Elle s’effacera peu à peu, hélas je le sais, comme avec le temps s’efface en nous la voix de ceux qui ont disparu.

Je regarde la bibliothèque. Il faut que je relise la Carte postale. Le livre est presque à portée de la main. Cette phrase, par exemple : « Rappelle-toi Lord B. La proposition y est explicite [celle du suicide]. et je pense avec tendresse à tous ces innocents, à ces vœux d’innocence. » Décidément, il me faut retrouver d’urgence cette carte postale, la carte postale. Que m’écrivait-il donc et qui va m’arriver bientôt, ces jours-ci, vingt-sept ans plus tard ? Et que vais-je pouvoir enfin lire ?

Cher Jacques, je vous aimais. J’écris à tâtons, les larmes m’aveuglent. J’écris sur cette page comme sur le bouclier de Persée fuyant le regard de la Gorgone, mon nom : Personne, le fils perdu.

Jean Ristat


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