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Les ambiguïtés de Kathy Acker

Publié le 31 juillet 2018 par Les Lettres Françaises

Les ambiguïtés de Kathy AckerJe revois encore la nécrologie parue avec retard (et avec plusieurs erreurs) dans « le Carnet » du Monde. J’y avais appris que Kathy Acker avait succombé à un cancer le 29 novembre 1997. Cela faisait longtemps que je n’avais plus communiqué avec elle : j’étais parti vivre en Italie et elle, elle avait connu une grande notoriété dans le Royaume- Uni. Nous nous sommes connus à New York en 1980. À cette époque, je cherchais des auteurs en vue de la collection que Christian Bourgois m’avait chargé de créer chez lui et que j’avais baptisé « Les Derniers Mots » en hommage à William S. Burroughs. Mes différents voyages aux États-Unis m’ont permis de connaître Anne Waldman, John Giorno, Ted Berrigan, Terrence Sellers, Kenneth Gangemi, une quantité infinie de poètes liés au St. Mark’s Church Project. Et bien sûr Kathy Acker. Un beau jour, cette dernière est venue à Paris et a habité quelques jours dans mon appartement de la rue Paul-Fort. Il y avait quelque chose de très inquiet en elle. Elle avait toujours les nerfs à fleur de peau. Et, plus que tout, une grande réserve, comme si elle était toujours sur la défensive.

Les relations avec elle étaient toujours difficiles, sans la moindre raison. Elle tenait à marquer ses distances : je n’ai pas été capable de me rapprocher d’elle – ou je n’en ait pas éprouvé le besoin (ou le désir, qui sait ?). Quoi qu’il en soit, une sorte d’amitié mal fagotée s’était nouée au fil du temps. À condition de ne pas chercher qui se trouvait derrière son masque de jeune punk sauvage et vénéneuse (il n’était d’ailleurs pas sorcier de très vite percer à jour une femme fragile et toujours sur le fil du rasoir). Et, plus que tout, elle entretenait une contradiction troublante entre les apparences qu’elle s’était choisies et l’écrivain qu’elle désirait incarner. Ces deux images ne collaient pas ensemble. Et sa littérature souffrait (à dessein) de cette même tension.

Une écriture violente, des sujets scabreux, un érotisme à fleur de peau et qui frôle la pornographie : on a là tous les ingrédients d’une littérature iconoclaste et scandaleuse. Mais une fois de plus, il ne faut pas se fier à la surface des choses. Kathy Acker était un écrivain qui recherchait les limites ultimes de l’art de la fiction et n’hésitait pas à les transgresser. Plus ses écrits mettaient à nu les rapports familiaux, amoureux, sentimentaux dans le sens le plus large du terme, plus elle a voulu ancrer sa démarche dans l’histoire des Belles Lettres et parfois de l’art. Ses personnages portent souvent des noms illustres : Rimbaud, Laure, Don Quichotte, Toulouse-Lautrec, Pasolini – en dresser la liste serait long et fastidieux. Et elle parodie et plagie des auteurs comme Gertrude Stein et Faulkner, Bataille et Dickens, William S. Burroughs, Jean Genet et Gustave Flaubert.

Les ambiguïtés de Kathy Acker
Comme tout semble se dérouler dans un monde en ruines, un peu comme dans Film de Samuel Beckett qu’interprète Buster Keaton très âgé – quand je l’avais interrogée à ce sujet, elle avait répondu : « La culture prend de plus en plus l’aspect d’un sac de haillons » – et elle ne croyait pas que c’était nécessairement un point négatif. Au contraire, peut-être. Mais ses fictions se devaient d’être fidèles à cette réalité qui se présentait à elle, où tout semblait devoir s’effilocher et se réduire en poudre. Il y a une forte connotation nihiliste dans sa quête. Et, en même temps, la volonté de trouver de nouveaux moteurs romanesques et de nouvelles manière de représenter l’univers en allant bien au-delà du monologue intérieur de Joyce, de la rupture de la logique narrative de Burroughs et du discours psychanalytique qui a proliféré depuis Freud. Le monde des humeurs et le monde des idées se confondent chez elle, dans un effondrement dramatique de la pensée occidentale. Et rien ne pourra y remédier. Sauf peut-être l’acceptation de l’inacceptable, de toutes ces ambiguïtés et de tous ces conflits insolubles.

Souvent dans ses livres, comme c’est d’ailleurs le cas dans Sang et Stupre au lycée, on a l’impression que la narratrice (ici Janey) est une jeune fille en proie à un malêtre existentiel presque absolu. En réalité, c’est une multitude de voix qui parlent et Janey n’est qu’une incarnation parmi d’autres, non un sujet. Car le sujet du livre est insaisissable, singulier et pluriel à la fois, et la narratrice ne fait qu’emprunter des rôles pour les besoins du petit théâtre des enfers modernes qui est si cher à Kathy Acker. Avec elle la littérature se change en fantasmagories impures – un éternel et malheureux retour sur elle-même dans le sang et les viscères.

Gérard-Georges Lemaire


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