Comme on me demandait un titre, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été « touchée par la déconstruction ». Je ne peux pas « aventurer ici jusqu’à cette nécessité périlleuse » – comme j’ai appris à le formuler dans De la grammatologie – d’ouvrir ce mot-là. Que ce qui suit vienne remplacer cette tâche. Comment puis-je décrire cette première rencontre, ce moment où j’ai senti que quelque chose qu’on avait nommé « déconstruction » m’avait touchée ? J’ai décrit les faits à maintes reprises mais le fait est que je ne me souviens absolument pas des détails.
Où étais-je lorsque j’ai étudié le catalogue des Éditions de Minuit ? Je sais que ça devait être vers la fin de l’année 1967, puisque je préparais ma première conférence. Pourquoi l’idée de commander De la grammatologie m’est-elle venue ? Comme je l’ai souvent raconté, je ne connaissais pas le nom de Jacques Derrida. Avais-je vraiment lu ce livre difficile dans son intégralité ? Et l’avais-je assez bien compris pour avoir écrit des mots dont j’ai désormais honte : « Derrida, même lorsqu’il interroge la notion de “correction”, corrige l’hypothèse commune des deux tendances critiques françaises mutuellement opposées – la phénoménologie et le structuralisme. Ce rôle qui permet d’exposer l’hypothèse commune des adversaires au sein d’une polémique confère à Derrida une importance qui dépasse de loin la scène française. » Et pourtant tout cela a bien dû se passer. Quelques mois après, j’ai obtenu un contrat pour traduire ce livre. J’ai trimé. J’ai rédigé l’introduction. Je n’ai pas touché Hegel parce que j’avais trop peur. Et j’ai été touchée à jamais par quelque chose que j’appelle déconstruction, sans la moindre garantie de pertinence.
Personne ne m’a enseigné la déconstruction. Je n’ai fait que passer à Yale, Hopkins, Irvine. La déconstruction britannique – Simon Critchley, Geoff Bennington, Ernesto Laclau – parle éthique et politique ; Mark Taylor, John Caputo et Gil Anidjar parlent religion. C’est à Geoffrey Bennington et David Wills que revient le mérite de faire résonner l’Algérie pour toi. Rodolphe Gasché et Hent de Vries nous reconduisent à la philosophie. Dès que je parle déconstruction, je pense que je commets des erreurs de part et d’autre, quoique je tâche de ne pas en faire, bien entendu. Mais qu’est-ce qu’avoir raison en déconstruction ? Cela me rappelle le jeu auquel jouait Derrida dans Circonfessions, lorsqu’il dénouait l’explication irréprochable de la déconstruction faite par Geoff, comme un Ulysse jouant à Pénélope. Je pense que De la grammatologie méritait un meilleur traducteur, et bien sûr un introducteur qui s’y connaisse davantage. Mais alors qu’en serait-il de ma vie si je n’avais pas traversé ce tonnerre de Dieu ?
Je suis assise dans la cafétéria de la bibliothèque et j’essaye d’imaginer les mille façons dont ma vie a été touchée par ce qui porte ce nom insaisissable. Je persiste à croire – la croyance viendra néanmoins annuler ce qui va suivre – qu’il n’est pas possible de déconstruire, malgré tout. Des nécessaires impossibilités naissent mes formules explicatives et elles conviennent. On s’en éloigne en gardant en vue le futur antérieur, quelque chose sera arrivé comme effet de ce que je fais, et pourtant je dois prévoir la responsabilité et la divulgation du don, s’il en est.
Je ressemble à une enfant qui récite une leçon. Une enfant qui hésite car elle sait qu’elle échoue. J’enseigne la lecture en souvenir qu’« opérant nécessairement de l’intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion, les lui empruntant structurellement, c’est-à-dire sans pouvoir en isoler des éléments et des atomes, l’entreprise de déconstruction est toujours d’une certaine manière emporter par son propre travail », comme je l’ai lu il y a tant d’années dans les pages de De la grammatologie. Retour à la sensation d’ivresse de cette époque-là – « la naissance du lecteur » (Barthes) – la position de sujet en tant que « place déterminée vide » (Foucault). Je n’étais pas positionnée à l’intérieur du système universitaire français et par conséquent je pratiquais ce syncrétisme, habitude que je n’ai pas complètement perdue.
En 1982, l’École de théorie et de critique qui se trouvait alors à l’université Northwestern m’invita pour la première fois. J’avais choisi pour titre : « Variétés dans l’exercice de la déconstruction ». Paul de Man allait faire partie du public. J’étais l’étudiante de Paul de Man de 1961 à 1965, avant sa rencontre avec Derrida. J’avais assisté à son séminaire, à l’âge de dix-neuf ans, débarquant directement d’Inde.
Étudiante reçue avec la mention bien en anglais à l’université de Calcutta dans les années cinquante, je m’étais exercée à lire dans un style à la mesure de celui de Paul de Man ; en revanche, je n’avais jamais entendu parler de Merleau-Ponty, jamais entendu parler de Lévi-Strauss, jamais entendu parler de Heidegger, jamais entendu parler de Georges Poulet, jamais entendu parler de Hölderlin.
Dans mes cours d’histoire de deuxième cycle à Calcutta, j’avais entendu parler de Rousseau comme faisant partie du trio « Hobbes, Locke et Rousseau » et j’étais capable de l’associer au bon sauvage. J’avais entendu parler de Kant et de Hegel parce j’étais une jeune communiste. J’avais entendu parler de Rilke, Sartre, Camus et de Simone de Beauvoir parce qu’ils étaient à la mode dans le Cercle des débats du conseil britannique. J’avais lu des traductions d’œuvres de Camus. Avec ce bagage en main et bien avant le multiculturalisme ou le féminisme du monde universitaire, Paul de Man a reconnu, à tort ou à raison, que j’étais quelqu’un d’intelligent, et moi, j’étais très impressionnée par son enseignement.
Bien entendu, il savait que je ne connaissais rien au français. Toutefois, en 1967, lorsque au détour d’une conversation téléphonique (je l’avais appelé pour lui parler de ma première conférence), je lui ai dit que j’allais traduire tel livre d’un tel auteur, tout en écorchant son nom au passage, il m’a répondu qu’il connaissait ce nom, corrigeant l’orthographe au passage, il ne me dissuada pas de le faire. Il avait confiance en moi, en ma capacité de bien m’en sortir, et je suppose en effet que je m’en suis bien tirée, avec les réserves que j’ai déjà exprimées. L’approbation de De Man était d’une importance capitale pour moi.
J’étais dans un grand état d’anxiété ce jour de l’année 1982. Toute la journée, j’ai fait le tour de Chicago en voiture, puis je suis retournée à l’appartement impersonnel que la Société m’avait procuré. Tandis que la soirée progressait, je ne faisais aucun progrès du tout. À un moment, terrifiée et désespérée, je me suis dit : fais la liste de tous les modèles de modèle de déconstruction que tu as donnés à tes étudiants pendant toutes ces années. C’est ce que j’ai fait, et je me suis rendue à la conférence. Je suis arrivée le lendemain matin avec mon cahier vert et la gueule de bois. Paul de Man m’a félicitée. Deux jours plus tard, j’ai pris un vol pour la Grande-Bretagne. Je ne l’ai plus jamais revu. Je désire immortaliser ici cette liste du 29 juin 1982 qui contient treize exercices de déconstruction.
- Prêter attention à la question de la constitution de l’objet dans un texte – les mots sur la page étant la question de la constitution de l’idéalité objective dans le texte philosophique.
- Prêter attention à la question de la constitution du sujet dans un texte – les exemples typiques étant, d’une part, l’ego transcendantal de la philosophie en tant que tel et, d’autre part, le « nous » de la tradition disciplinaire de la philosophie ainsi que le mécanisme de leur complicité avec le sujet qui interroge.
- De l’articulation nécessaire du moment pré-originaire avant la différenciation entre sujet et objet.
- Généraliser ces projets afin de prêter attention à l’articulation nécessaire du moment pré-originaire avant la différenciation entre les deux pôles de toute opposition binaire utilisée pour constituer des moments de synthèse dans le texte. La première session de la différance. C’est là que la formule dite de déconstruction émerge : renverser l’opposition binaire et la déplacer.
- Autre formule : observer la stratégie d’exclusion d’un autre par le texte afin qu’il puisse conserver sa synthèse. Puis défaire l’opposition binaire entre le texte lui-même – sa constitution de sujet, d’objet, de prédicat – et son autre exclu ; le sens devient indécis, la dialectique devient économie.
- Situer le programme éthico-politique caché dans l’exclusion d’un autre, en gardant un oeil non pas sur l’identité putative du texte lui-même et son autre mais sur le geste de cette différenciation.
- Insérer la question d’adéquation dans l’ontologie fondamentale ainsi que le désir et le deuil dans la phénoménologie transcendantale.
- Déconstitution de l’histoire des concepts fondateurs de la métaphysique.
- Prêter attention à la seconde session de la différance, le mouvement des deux différences, dérobée comme identité d’opposition dans la performance d’un texte, radicalement discontinue avec l’articulation-effacement du nom de l’espace ou moment avant le texte.
- Mimer l’impossible scénario selon lequel la pratique de la déconstruction ne peut être son propre exemple.
- Comprendre le processus spécial de mise en légende autobiographique de la pratique de déconstruction à travers la psychanalyse en substituant la scène de l’écriture à la scène primitive.
- Lire les textes philosophiques afin de voir leur métaphoricité et les textes littéraires comme thématisation de la déconstruction, en prenant des précautions nécessaires contre le mot « thème ».
- Préserver et élaborer l’analogie entre la gestion du capital de sa crise générée de l’intérieur et la taxonomie exhaustive de la langue comme acte de discours.
Gayatri Spivak
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