« Pourquoi un phrénologue m’a-t-il dit que j’étais fait pour être un dompteur de bêtes féroces ? et un autre, que je devrais magnétiser ? Pourquoi tous les fous et tous les crétins me suivent-ils sur les talons, comme des chiens (expérience que j’ai renouvelée plusieurs fois), etc. ‘Il ne vous arrivera rien de fâcheux, me dit M. Jorche (drogman du consulat) à la première visite que je lui fit en arrivant à Alexandrie. – Pourquoi ? – Parce que vous avez l’œil oriental. – Comment ? – Oui, le regard drôle, ils aiment ces figures-là.’ » (Lettre à Louise Colet, 1er juin 1853, p.341)
Un phrénologue est celui qui étudie les crânes et détermine le caractère en fonction de ses bosses – aujourd’hui on effectue plutôt de la résonance magnétique nucléaire (RMN), mais on cherche toujours à attribuer à une zone du cerveau tel ou tel comportement. Un drogman est un mot byzantin qui a disparu ; il signifiait à peu près interprète, on dirait aujourd’hui « guide touristique ».
Peut-être avez-vous fait la même expérience que Flaubert ? Pour ma part, je l’ai faite. Non pas sur les bêtes féroces, faute d’en avoir croisé sur ma route hors les mygales en Amazonie et les cobras en Himalaya. Mais sur les chats et les enfants, sur les crétins aussi – même si on dit plutôt « handicapé » aujourd’hui, pour faire politiquement correct. Sur les chiens de berger kabyles également, lorsque j’étais archéologue au Maroc. Combien de fois des enfants que je n’ai jamais vu de ma vie, me saluent dans la rue. Encore aujourd’hui, ou quelques préados se baignaient dans la rivière, comme de jeunes sauvages, alors que je passais en vélo sur le pont. Vous est-il arrivé comme moi d’être choisi – parmi tous les autres – pour donner des indications de situation dans la rue ? Je ne sais si j’ai, comme Flaubert, « le regard drôle » ou quelque fluide « magnétiseur », mais c’est un fait : il y a des personnes qui attirent par leur regard.
L’explication possible est que ces gens-là s’intéressent aux autres. Ils sont ouverts, observateurs comme un écrivain peut l’être. Ce qui veut dire sans ego, laissant être les êtres. Ils se contentent non d’imposer (le regard impérieux) ou de glisser (le regard mort), mais de caresser (le regard appréciateur). Peut-être est-ce de l’empathie ; peut-être est-ce de la connivence ; peut-être seulement de la reconnaissance ? Etre suffisamment sûr de soi pour accepter ce qui vient, admirer la fourrure ou la carrure, le joli sourire ou la vitalité sous les loques. Peut-être.
Ou peut-être n’y a-t-il d’explication que partielle, qu’aucune « raison » n’épuisera. Parce que nous sommes des êtres vivants, en phase avec tout ce qui vit ; des humains, tendant à se sentir « papa de chaque enfant du monde », comme le disait à peu près Saint-Exupéry. « Le regard drôle » est un regard qui n’est pas indifférent. Il ne passe pas sur les êtres comme s’ils n’existaient pas ; il ne glisse pas d’un air supérieur comme s’il se souillait de les voir ; il ne fouille pas les âmes ni ne bave de désir. Il croise le regard des autres et le regard des bêtes comme s’il les voyaient vraiment – pour eux-mêmes.
« L’œil oriental » est peut-être l’équivalent de cette poignée de main d’Occident : je te vois, tu existes, j’apprécie en toi l’être semblable. Encore faut-il sortir de soi, se sentir en empathie avec la vitalité universelle. L’ego, si cher aux Occidentaux, inhibe l’observation neutre. Ayant moins d’importance dans les cultures d’Orient, l’ego s’efface devant le spectacle, d’où la badauderie des foules. Flaubert, dans la même lettre, précise : « Dans les premières années que j’étais à Paris, l’été, par les grands soirs de chaleur, j’allais m’asseoir devant Tortoni et, en regardant se coucher le soleil, je regardais les filles passer. Je me dévorais, là, de poésie biblique. » Flaubert l’empathique – le contraire de son ami Maxime du Camp. D’où la différence entre leurs récits de voyages. D’où la différence entre un mondain et un écrivain…
Gustave Flaubert, Correspondance 1851-1858, tome 2, édition Jean Bruneau, La Pléiade, 1980, 1542 pages.