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Autour de la poésie de Wagner. Un texte poétique et sensible écrit dans le jardin de Wahnfried en 1927.
Publié le 02 septembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandcoVoici un beau texte glané au hasard de nos lectures dans le Supplément littéraire du dimanche du journal Le Figaro du 22 octobre 1927. Un homme de lettres, le marquis Pierre d'Arcangues, né en 1886, l'année de la mort du roi Louis II, assistait cette année là au festival et est allé un soir méditer dans le jardin de Wahnfried. Il livre avec tendresse et une plume magnifique ses impressions et ses pensées à son fils:
"Autour de la poésie de Wagner
A Bayreuth, le 26 juillet 1927. (Cinquantenaire de représentations.)
A mon fils,
... Alors j'entrai dans son jardin. Son jardin! Tu ne comprends peut-être pas très bien ce que cela signifie; d'un côté sa maison, et là, dans la verdure, un grand carré de marbre sa tombe. Tu es petit, pour toi un jardin, c'est seulement de la vie. Mais au fond, tu sais ce que c'est peut-être mieux que moi. Le royaume des légendes, des forêts et des oiseaux, les petits seuls savent y vivre. Tu souris? J'ai dit « Son jardin », mais, vois-tu, son jardin, à lui, ce fut d'abord son imagination fabuleuse et puis aussi le monde entier que sa pensée parcourut; j'ai vu, tout à l'heure, là, sa bibliothèque. Il y a tout. De Platon à Molière, d'Aristophane à Shakespeare, de Dante à Gœthe et à Montaigne. tout, je te le dis. Et puis il y a, tout près, le Rhin aux grands bras puissants, gardien de l'or, la forêt de Würtzburg aux sapins bleus, coupée de clairières, de prairies et de ruisselets au bord desquels s'endormait peut être « Freia »; les carrefours embués par le crépuscule où retentissait le rire de « Wotan ». et puis il y a toute la Bavière, toute la Bavière qui, ce matin d'été un peu lourd, embaume le tilleul. Alors, tu sais, quand on a traversé tout cela pour arriver ici, dans ce jardin, on comprend mieux; je veux dire on sent mieux le génie poétique de Wagner. On le sent mieux parce qu'on sent avec son cœur au lieu de comprendre avec son intelligence et que, ainsi, on va plus loin. Il y a des choses si profondes, parfois, qu'on ne peut les comprendre qu'en se refaisant un coeur d'enfant.
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Donc, je suis entré dans son jardin. Là, en face de moi, je te l'ai déjà dit, c'est sa maison, « Wahnfried », ce qui signifie lieu de paix. Sur la terrasse du premier étage en demi lune, bordée de fleurs, je vois, dans un fauteuil, une silhouette un peu cassée, des cheveux blancs : Cosima Wagner, sa femme, quatre-vingt-dix ans, aveugle, mais l'esprit encore éveillé, le souvenir toujours vivant. Sa femme, comprends-tu bien? Et d'abord, sais-tu son histoire ? Je vais te la dire; elle est courte et merveilleuse, c'est la plus belle histoire du monde; elle peut se conter par un seul mot: l'amour. Voilà, l'histoire est finie. Et comme l'amour, c'est de la lumière, il rend beau tout ce qu'il touche. Voilà probablement pourquoi tout ce qui entoura Cosima fut comme frappé de beauté et de noblesse. C'est d'abord la grande figure de Liszt, son père, qui fut pour Wagner profondément bon, qui, loin de concevoir de la jalousie pour son talent, l'aida et crut en lui au moment, où les critiques les plus acerbes traitaient ironiquement sa musique de « futuriste » . C'est von Bülow, son premier mari, dont elle se sépara à vingt-sept ans pour épouser Wagner qu'elle aimait depuis l'âge de quatorze ans, Bülow qui, le cœur brisé, continua à aider Wagner comme si Wagner ne lui avait pas pris sa femme; tout cela parce qu'il s'inclina devant l'amour de Cosima; Bülow qui resta l'ami du ménage, et qui, lorsque le Maître mourut, lorsque Cosima, désespérée, tenta de le suivre dans la tombe, envoya à son ex femme ce télégramme historique « Sœur, il faut vivre ». Où trouver plus de beauté dans l'abnégation?
Et Cosima vécut. Elle poursuivit l'œuvre. Bayreuth sortait à peine de terre. Elle l'aima d'un souffle passionné; elle s'y consacra et ce fut sa manière de continuer à vivre auprès de celui qu'elle avait perdu. Elle vécut, elle vit encore dans ce dessein. De sa chaise longue elle suit par l'esprit toutes les représentations du cycle, et ce matin, pas plus tard que ce matin, elle a reçu sa femme de chambre en lui disant « Dora, c'est toi? Je songeais quand tu es entrée. Tiens, j'en étais justement au troisième acte de Tristan, tu sais, lorsque Tristan... », et ce fut avec la même passion, avec la même ferveur que, pour la millième fois, peut-être, la vieille femme cassée par le temps évoqua la grande scène d'amour et de mort! Alors maintenant, tu comprends ce qu'est « sa maison ». Et puis, il y a sa tombe, là, devant moi. Elle ressemble à sa table de travail, car elle était en marbre, sa table, comme si, pour écrire ces œuvres titanesques, le granit seul eût été assez noble et assez résistant.
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Le Ring des Nibelungen a fini hier dans un triomphe. De l'ensemble de ces représentations il se dégage une perfection que je n'avais jamais vu atteindre. Les voix, les chœurs, l'orchestre, les décors, la lumière concourent à un effet saisissant. Et, là encore, on y sent le sceau de l'amour. Après celui de Cosima, celui de Siegfried Wagner, son fils, subsiste inlassable, comme subsistera, après, celui des petits-enfants. C'est lui qui attise dans le coeur des interprètes le culte de l'œuvre et celui de leur art. C'est là tout le secret de cette perfection.
Puis, du fait de donner à la suite les quatre représentations du Ring, l'œuvre entière prend sa véritable ampleur. Ses côtés si complexes, si touffus, remplis de symboles que l'on n'embrasse que difficilement et lentement si on ne voit qu'une partie, ressortent clairement et il s'en dégage une impression profonde et nouvelle. Le développement du beau caractère de Wotan y décrit sa courbe exacte. Lorsque Siegfried le bafoue et le vainc, notre cœur est étreint plus tristement parce que ce dieu nous est apparu, la veille encore, tout-puissant dans la splendeur de son Walhalla. Le réveil de Brunehilde est plus émouvant parce que nous l'avons vue, la veille, s'endormir et qu'il semble que les flammes n'ont pas eu le temps de s'éteindre autour de son rocher. La sagesse d'Erda est plus profonde, la haine des gnomes, plus compréhensible et, derrière les dieux et les demi dieux, derrière les cimes et gouffres; nous apparaît la signification véritable. Brusquement c'est comme une gigantesque porte ouverte sur l'au-delà.
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Il fait moins clair; l'ombre va descendre; j'ai songé longtemps. Je veux rester encore un moment.
Tout à l'heure, dans le petit salon, à côté du délicieux portrait de Liszt jeune, par Ingres, auprès des masques de Gœthe, de Schiller et de Beethoven, à côté aussi des magnifiques crayons de Lembach représentant Liszt et Wagner, j'ai vu une petite peinture et j'ai ressenti ce quelque chose d'inexprimable qui nous rapproche de l'Eternité; c'est le portrait que le roi Louis II de Bavière envoya à Wagner quand, au lendemain de son avènement, il le fit appeler auprès de lui. Le portrait le représente, lui, Louis II, à cette époque; c'est un jeune homme à la figure douce et rêveuse, le regard profond, un peu égaré, mince, assis dans un fauteuil. Il se dégage de cette figure un charme très sensible et j'évoque tout à coup l'entrée du messager dans la chambre de Wagner, au moment où celui-ci, excédé mais non vaincu, endetté, découragé, s'apprêtait peut-être à abandonner la lutte. Il entre; il donne le portrait et l'anneau, le message qui appelle l'artiste. Il redit les paroles du jeune roi. Wagner écoute, saisi. Que dut-il se passer dans son cœur? Cette histoire, belle comme la plus belle légende, ne semble pas être du temps des hommes. Comment croire qu'en réalité elle soit si près de nous! Car, pour réaliser l'œuvre de Wagner, il fallut deux miracles, le génie de Wagner et le cœur de Louis II, deux miracles aussi étonnants l'un que l'autre; et même il en fallut un troisième il fallait que ces deux êtres se fussent rencontrés!
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Maintenant, voici l'ombre tout à fait. Les fleurs s'éteignent dans le jardin; je reste seul avec le jet d'eau, seul avec la tombe énorme, pesante, mais trop légère encore pour écraser, le front du génie. J'ose seulement maintenant m'en approcher tout à fait, et je peux, ô Maître, vous parler dans la nuit:
« 0 vous qui dormez là dans un repos, qui sait, peut-être tourmenté encore par des rêves titanesques, dans quel Walhalla poursuivez-vous votre chemin? Vous commandiez aux cuivres et aux violons; vous étiez le Maître, des crépuscules et des nuages; vous saviez les mouvements de la mer et le chant des oiseaux; votre pensée, sans vertige, voguait au bord des précipices et des nuées. Rien n'était assez haut, rien n'était assez difficile; vous fîtes des dieux émouvants comme des hommes et des hommes grands comme des dieux, et même, dans Parsifal, votre rêve s'élève si haut que l'on se demande, ébloui, si Dieu lui-même n'a pas, ce jour-là, tenu votre main! Vous avez emporté avec vous bien des secrets, votre sommeil doit être peuplé de théories, d'orages tumultueux et de matins limpides. à moins que votre âme n'erre dans quelques-uns de ces paysages qui vous furent chers, dans cette vallée, entre Bamberg et Bayreuth, où les sapins fantômes dressent, au bord des prairies, une armée de lances vers le ciel!
» O Maître, tant qu'il y aura des hommes, la haine des hommes forgera de la haine dans les entrailles du monde. Les « Alberich », les « Mime » sont toujours là. Vous les fîtes forger des baumes et des anneaux. Eux, sur l'enclume rouge, ils ont forgé la guerre. Ils en forgeront d'autres. Il faudrait un Parsifal pour leur parler; il faudrait encore une rédemption; et nous n'y pouvons rien!
» Mais qui dira, maintenant que vous n'êtes plus, la beauté des matins rosés, le mouvement des feuilles, le scintillement du soleil dans les branches? Qui conduira les violons comme par un fil magique le long des thèmes merveilleux ? Qui nous prendra d'une main pitoyable, comme vous le faisiez, pour nous mener dans un royaume de noblesse où l'on pouvait oublier un instant la laideur et la souffrance des hommes?. D'autres essayeront. Mais sauront-ils, jamais? Le même arbre ne pousse jamais deux fois »
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- Il est tard, j'ai rêvé longtemps. Quel silence dans ce jardin! Je ne sais plus où j'en suis.
Toi, tu comprendras, mon enfant, parce que tu es petit, petit donc tout près encore de Dieu. Je suis sûr que si tu le pouvais, tu saurais mieux que moi expliquer toutes ces choses de la nature qui font la douceur de la vie. Moi, je ne sais pas, vois-tu, je suis trop vieux ou pas assez.
Et c'est alors que je suis sorti du jardin.
Pierre d'Arcangues.
Ecrit dans le jardin du « Wahnfried» le 26 juillet 1927."
Source: Gallica / BnF