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La Mort du Roi de Mathias Morhardt, une pièce de théâtre oubliée

Publié le 03 septembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandco
La vie et l'oeuvre du roi Louis II de Bavière ont inspiré de nombreux écrivains dramatiques francophones dont les pièces ont connu des succès divers et sont souvent tombées dans l'oubli. C'est le cas de la Mort du Roi de l'écrivain dramatique français d'origine suisse Mathias Morhardt, qui remporta un grand succès tant lors de sa création genevoise en 1913 que lors de sa reprise en 1914. Au moment de sa production, la presse parisienne et suisse  y consacra de longs articles très élogieux. Ce n'est pour l'instant que par le truchement de ces articles que nous pouvons l'évoquer, car le texte ne semble pas en avoir été édité. La pièce connut un tel succès qu'elle fut traduite en polonais et devait être montée à Varsovie, mais cette entreprise fut arrêtée net par la censure russe qui interdit la pièce.
Après une brève présentation de la biographie de l'écrivain, nous tenterons d'approcher cette pièce inspirée de la vie du roi de Bavière, en compilant divers articles de journaux que nous avons pu retrouver dans les archives en ligne.

La Mort du Roi de Mathias Morhardt, une pièce de théâtre oubliée

Mathias Morhardt peint par son ami Ferdinand Hodler


Mathias Morhardt 

* 15.5.1863 Genève, † 9.4.1939 Capbreton (F). ∞ 1891 Marguerite Laboulais.
Né à Genève en Mathias est le fils de Kitty Döhner et de Jean-François-Émile Morhardt, un horloger qui fut aussi chancelier de la république. Il est le frère du docteur Paul-Émile Morhardt.
Tout jeune, il fut attiré par les lettres et le journalisme. C'est ainsi qu'après des études au collège Calvin, il entre vers 1881 en tant que collaborateur à la Tribune de Genève et devient le rédacteur en chef d'un journal satirique genevois, Le Carillon de Saint-Gervais.
Installé à Paris en 1883, il y sera journaliste, essayiste, écrivain et critique d’art. Il donne des poèmes à plusieurs publications telles que la Revue contemporaine. En 1888, son ami Émile Hennequin le fait entrer au Temps. La même année, il est naturalisé français en tant que descendant de huguenot français exilé à Genève et en vertu de la loi du 15 décembre 1790 stipulant que "toutes personnes qui, nées en pays étranger, descendent, en quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion, sont déclarés naturels français et jouiront des droits attachés à cette qualité s’ils reviennent en France, y fixent leur domicile, et prêtent le serment civique".
Il fréquente les cercles symbolistes, publie un drame idéiste,  Hénor (1890), et un recueil de vers Le Livre de Marguerite (1893). Poète, auteur dramatique et critique d'art, il est également connu en tant qu'écrivain engagé : son amour de la justice lui fit prendre parti avec ardeur pour Dreyfus ; pacifiste, il adhère en 1898 à la Ligue des droits de l'homme, dont il est le cofondateur. Son rôle actif dans l'affaire Dreyfus lui valut de devenir  Secrétaire général de la Ligue, un poste qu'il occupera jusqu'en 1911.
Son refus de la violence lui inspire trois pièces sur l’anarchie: La Circulation des idées, La Loi du martyre et L’Esprit nouveau (celle-ci éditée en 1905). Son théâtre sera est joué à Genève en 1913 à la faveur d’une campagne orchestrée par un groupe d’auteurs réunis en 1912 au sein d’un Comité de décentralisation dramatique. Ceux-ci promeuvent l’idée d’un théâtre national genevois et soutiennent la création, les 14, 15 et 16 avril 1913, de sa trilogie allemande: À la gloire d’aimer (publiée en 1903), La Princesse Hélène et La Mort du roi. Cette dernière est reprise l’année suivante en même temps que deux de ses pièces sur la Russie sont créées: Zapone et Outamaroff (19 et 21.4.1914). 
La Première Guerre mondiale stoppe l’entreprise et dès 1914, il écrit très simplement une dizaine de comédies enfantines, créées pour la plupart en famille à Capbreton, dans les Landes, durant l’été 1918, et éditées dans la collection "Le Théâtre de Mademoiselle" (1919-21); parmi celles-ci, La Comédie des objets perdus (21.7.1918) est montée à Paris en 1919 au Théâtre des Arts par la Société coopérative des auteurs dramatiques français, dont il est cofondateur. Sa comédie en trois actes Vocalises est créée à Genève (27.12.1919) . Retiré dès la fin des années 1920 à Capbreton, il enquête sur l’identité et l’œuvre de Shakespeare et publie À la rencontre de "William Shakespeare" (1938).

La Mort du Roi de Mathias Morhardt, une pièce de théâtre oubliée

La mort du Roi - Jehan Le Gal dans le rôle du roi


La Mort du Roi
Nous tenterons ici de présenter tant que faire se peut la pièce de Mathias Morhardt montée à Genève en avril 1913 au départ d'articles de presse suisses et français publiés au moment de sa création en 1913 et de sa reprise en 1914, Les articles les plus significatifs ont été publiés dans Comedia (19 avril 1913), Le Temps (du 21 avril 1913), Le Journal des débats politiques et littéraires (23 avril 1913), Wissen und LebenLa trilogie de Mathias Morhardt, un article de Georges Golay, Band 12 - 1913). La seule photo dont nous disposons actuellement est celle de l'acteur Jehan Le Gal dans le rôle du Roi; elle a été publiée dans la Patrie suisse
Le projet genevois
C'est à l'initiative d'un comité genevois composé d'amis de Mathias Morhardt que trois de ses pièces A la gloire d'aimer, la Princesse Hélène et la Mort du roi, sa "trilogie allemande"y furent montées en avril 1913. Le groupe qui avait assumé de mener à bien cette entreprise difficile s'appelait le „Comité genevois de décentralisation théâtrale". Les membres du comité genevois souhaitaient créer un théâtre national genevois où seraient joués des auteurs de leur pays ou du moins des œuvres inspirées de leur patrie. Aucune des nombreuses pièces qu'il a écrites n'avaient encore été représentées. Pour la première fois ses créations vivaient aux feux de la rampe.
Si la première de ces pièces fut jouée par une troupe de comédiens amateurs  membres du cercle littéraire, la Société genevoise des Amis de l'instruction,  La Princesse Hélène et La Mort du roi,  furent joués sur la scène du Grand Théâtre de Genève par une troupe de comédiens professionnels qu'avait réunie M. Michel Chabance, directeur du théâtre de Nancy.
En dehors de sa trilogie allemande, l'auteur écrivit également une trilogie russe et une trilogie française, et une dizaine de pièces de théâtre pour enfants. 
La Mort du Roi
La Mort du roi est l'histoire d'un jeune souverain que ses médecins et ses ministres jugent atteint de folie, mais qui poursuit le rêve de créer de nouvelles, grandioses et féeriques choses ayant toutes l'art pour l'idéal. Feuerstrom, un sculpteur de génie, déjà âgé, est le seul véritable ami du roi qui vient familièrement le visiter dans son atelier, où se déroule le 2e acte: le roi et le sculpteur, unis par une amitié fraternelle et passionnée, échangent de profondes réflexions sur l'art et sur l'humanité. L'un des plus chers désirs du roi est de faire élever au sommet d'une colline un temple merveilleux qui abritera la statue du Poète, sculptée par son vieil ami et qui aura été coulée en or. Mais les ministres s'épouvantent. Et comme le roi a erré toute une nuit dans le parc, ils sont partis à sa recherche avec les médecins. Ils le rejoignent. Le jeune roi, qui veut vivre libre, les repousse. Réfugié au sommet d'un promontoire, il se précipite bientôt dans le lac, après y avoir jeté son fidèle médecin. 
Au premier acte, nous nous trouvons au palais du roi, dans la capitale d'une province allemande. Au lever du rideau, Donnertwort, président du Conseil des ministres, et Hammerwolf, premier chambellan, s'entretiennent du souverain, de ses coûteuses manies, de la haine qu'il a vouée à ses serviteurs, du trouble mental que sa conduite révèle. Survient le professeur Billingdorf qui enchérit sur ces constatations et déclare tout crûment que le roi est fou. Il convient de lui arracher le pouvoir. Mais comment? Jamais le peuple qui adore son prince ne voudra croire à sa folie. Il accusera les ministres impopulaires de le séquestrer pour les besoins de leur détestable politique, il protestera, il s'insurgera.
Et tandis que les hauts fonctionnaires du roi devisent de la difficulté du cas à résoudre, le roi lui-même fait son entrée. Grand, brun, maigre, l'air fatal, l'oeil hagard, il mêle les discours les plus extravagants aux propos les plus raffinés, les plus subtils, les plus ingénieusement et les plus profondément raisonnables. Il fait part à ses chambellans et à son architecte Weissenkranz de ses rêves grandioses. Il veut incarner l'idéal, sa vision en une œuvre humaine, un temple magnifique, au bord du lac, dans lequel s'élèverait la statue en or du Poète, œuvre du génial sculpteur Feuerstrom.  Il s'exprime parfois en sur-roi et parfois en sous-homme, il montre tantôt tout l'orgueil agressif d'un Frédéric Nietzsche, tantôt tout le pessimisme accablé d'Hamlet, prince de Danemark. Injurieux pour ses ministres. il est paternel jusqu'à la familiarité envers les artistes, ses seuls amis. 
L'acte deuxième se déroule chez le sculpteur Feuerstrom. Le personnage de Feuerstrom qui par instant fait songer au sculpteur Rodin, est dessiné avec piété, avec amour. Ses théories artistiques, toutes les idées qu'il énonce sur les hommes,  l'art et la nature,  sont marquées au coin d'un idéalisme fougueux. Et le langage où il formule ses onéreuses aspirations est d'une remarquable beauté lyrique.  Le roi s'est rendu chez Feuerstrom pour s'entretenir avec lui de projets colossaux et splendide. Feuerstrom, le vieux sculpteur de génie, est au milieu de ses élèves. II expose les idées chères à Rodin. L'Art est l'imitation de la nature et de la vie. La vie est parfaite, l'homme est „un temple vivant qui marche". La nature est incomparable parce qu'elle est la nature.
Les conseillers du Roi surviennent alors et informent Feuerstrom que le souverain a perdu la raison et qu'il sied de l'enfermer. Feuerstrom ne peut les croire: lui et le Roi sont de la même famille. Et lorsque le chancelier Donnertweg lui demande de se faire leur complice pour l'attirer dans un lieu désigné et l'interner, il refuse avec indignation. Ils se retirent.
Le Roi lui-même, comme chaque jour, vient rendre visite à Feuerstrom. Le Roi et l'artiste s'exaltent l'un pour l'autre, et leur dialogue est d'une puissance, d'une ampleur, d'un lyrisme prodigieux.
 „Dire!" — s'écrie le Roi — „qu'il aurait suffi que chaque siècle dressât, à la lisière d'un champ, la silhouette du laboureur, pour écrire l'histoire indestructible de l'humanité."
Au cours du  dialogue de l'artiste avec son prince, on constate qu'à la nervosité, inquiète, marquée  à l'acte précédent par le roi, a succédé,  sur le masque et dans les gestes du souverain, l'enthousiasme le plus confiant. Dans cette société amie, loin des intrigues de cour, devant la jeunesse en fleur du modèle de Feuerstrom et les interprétations glorieuses qu'en font ses meilleurs élèves, le roi apparaît transformé. Il n'est plus ni hargneux, ni injurieux, ni fou. Et l'on comprend le culte que lui vouent ses fidèles amis de l'atelier Feuerstrom et la colère qui s'emparera d'eux quand on leur annoncera tantôt que la roi, privé de sa raison, est déclaré indigne du sceptre et qu'on n'attend qu'une occasion pour proclamer sa déchéance.
Cette occasion ne se présentera pas. Le roi mourra, mais il mourra libre et roi. Au début du troisième acte, sa raison s'est de nouveau obscurcie. Nu tête, l'œil ombrageux, la démarche mal assurée, il parcourt à l'aube le parc royal. Rencontrant deux braves jardiniers qui ramassent les feuilles mortes tombées des arbres séculaires, il engage avec eux une conversation railleuse et pathétique d'une ironie tragique à la Shakespeare. Au palais, cependant, on a remarqué la fugue du roi. Où a-t-il passée ? Quelle nouvelle extravagance prépare-t-il? Et tous ses persécuteurs de s'élancer sur ses traces, chambellans, médecins, président du Conseil. Mais c'est en vain qu'ils appellent le roi et le supplient. Juché sur un roc au bord du lac, d'où il les nargue, le roi, une dernière fois, leur crie son dégoût et sa haine. Il précipite dans le lac le médecin trop audacieux qui a osé porter les mains sur lui ; puis il s'élance lui-même dans le vide. Et le rideau tombe sur cette scène d'une horreur grandiose.
Quelques commentaires des critiques de l'époque
  • L'enthousiasme qui avait accueilli A la Gloire d'Aimer et La Princesse Hélène s'est changé hier en triomphe. Car La Mort du Roi est sans doute la plus forte partie de la Trilogie de Mathias Morhardt. C'est l'histoire de Louis II, roi de Bavière, protecteur de Wagner, qui battait ses domestiques, ruina les finances de son pays en voulant réaliser le rêve énorme de sa folie, et qui se noya dans le lac de Starnberg. La Mort du Roi est une pièce plus générale que l'histoire d'un roi malade et romantique.  On y trouve sur la fatalité, des pages qui ont été acclamées, qui sent plus et mieux que du théâtre, et qui assureront à cette oeuvre la plus digne et la plus légitime des consécrations. L'oeuvre de Mathias Morhardt peut revendiquer sa place entre celles d'Ibsen et de Maeterlinck.
  • Cette pièce est d'une indiscutable originalité, d'une puissance qui ne trouve sa force que dans la vie intérieure. La langue en est sobre, sûre, d'une poésie qui est  celle de la réalité. 
  • La Mort du Roi restera le chef-d'œuvre de Mathias Morhardt. C'est l'histoire du roi Louis II de Bavière, fou redoutable en réalité, mais dont l'auteur a fait presque un dieu « qui veut peupler son royaume d'oeuvres mystiques où il exaltera la nature, seule source de beauté ».
  • Les sujets des pièces de Mathias Morhardt sont, comme on voit, près de l'histoire contemporaine, ou presque. Mais, suivant l'expression du critique parisien J. Ernest-Charles, « ces sujets sont idéalisés, magnifiés, sublimisés. Depuis longtemps, aucun poète dramatique n'a été capable d'unir plus de lyrisme à plus d'humanité. »
  • Si M. Mathias Morhardt  prend ses sujets dans l'histoire, il les dépouille de toutes leurs particularités du moment pour les hausser au rang de sujets universels, universellement humains.
  • La Mort du Roi a connu le triomphe. Ce triomphe est mérité. C'est une œuvre magnifique, énorme, grandiose, éclairée par la flamme du génie. Je le dis parce que c'est ma conviction absolue, profonde. Cette œuvre sera jouée ailleurs, elle sera traduite et prendra place à côté des plus belles œuvres de théâtre que l'on connaisse. Elle est émouvante; plusieurs scènes procurent - sans image - le frisson de la Beauté. 
  • L'art de M. Mathias Morhardt est des plus difficiles à analyser. Il est aussi loin que possible des modes théâtrales actuelles. Son théâtre n'est ni d'action ni de psychologie. C'est peut-être un théâtre philosophique. Mais c'est bien plutôt un théâtre lyrique. M. J. Ernest-Charles, a lui-même jugé qu'il « est le véritable théâtre d'un philosophe lyrique ». Et en effet l'accouplement de ces deux mots donne une assez juste 1'impression de cette œuvre dramatique. Mais ce lyrisme philosophique n'est pas celui de Zarathoustra; il est même tout opposé à celui du héros de Nietzsche. Il n'exalte en effet que l'abandon au courant des passions et du rêve et le mépris des puissances de réalité sous lesquelles du reste sa conclusion est de faire succomber ses révoltés, roi ou femme amoureuse. 
  • Le sublime est  l'atmosphère qui enveloppe tous les personnages de M. Mathias Morhardt. Ils ne se parlent jamais directement, mais emploient des formules oratoires, des aphorismes, des axiomes, de solennelles sentences. Ils conversent comme en rêvant, et leurs propos sont vraiment parfois sublimes. C'est le roi qui profère cette phrase magnifique, que je regrette de ne pouvoir reproduire que de mémoire et sans doute infidèlement : « II eût suffi, pour raconter l'histoire de l'humanité, de dresser, chaque siècle, la statue d'un laboureur à la lisière d'un champ. » Ainsi, la magnificence verbale est le langage ordinaire de ses héros, qui ne cessent jamais d'être éloquents, et c'est comme un long poème en prose qu'ils récitent tour à tour.
  • Il y a chez Verlaine une pièce de vers sur Louis II de Bavière qui trace de ce souverain une image fervente et sympathique. Le Louis II de Verlaine, c'est assez exactement le roi fou de M. Morhardt. 
La production genevoise
Mmes Carmen Riga, Berthe Bourgoin et MM. Paulin, Barbot, Bourgoin, Harry et Fleurant faisaiant partie des interprètes. L'artiste remarquable qui a eu l'écrasante tâche de représenter le roi fou c'est M. Jehan Le Gal, un jeune comédien de Paris.
Les représentations avaient été réglées par M. Michel Chabance, directeur du théâtre de Nancy.
Le triomphe de la dernière représentation avait été si complet - rappels, fleurs, ovations à l'auteur et aux artistes- que, devant une réussite aussi nettement affirmée, le comité a décidé de prolonger les représentations.
La production varsovienne est annulée
La presse rapporta que les représentations de La Mort du Roi, qui devaient être données à Varsovie n'ont pu avoir lieu. A la suite de son succès à Genève, la pièce avait été traduite en polonais. Les rôles étaient déjà distribués en partie. L'un des plus célèbres tragédiens du pays, M. Sloski, directeur du Théâtre Impérial dramatique, devant interpréter lui-même celui du Roi. Mais la censure de Varsovie ayant refusé son visa, la question fut portée devant le service central de Pétersbourg. Et celui-ci vient de prononcer définitivement l'interdiction de La Mort du Roi sur toute l'étendue du territoire russe.
Avis de recherche
Si un aimable lecteur dispose du livret original de la Mort du Roi ou sait où le trouver, merci de nous contacter! 

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