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Résumé : À Los Angeles, Sam, 33 ans, sans emploi, rêve de célébrité. Lorsque Sarah, une jeune et énigmatique voisine, se volatilise brusquement, Sam se lance à sa recherche et entreprend alors une enquête obsessionnelle surréaliste à travers la ville. Elle le fera plonger jusque dans les profondeurs les plus ténébreuses de la Cité des Anges, où il devra élucider disparitions et meurtres mystérieux sur fond de scandales et de conspirations.
La journée se termine mal pour Sam (Andrew Garfield). Sur le chemin du retour à la maison, un écureuil manque de lui tomber dessus et, s’écrasant au sol, redresse la tête et semble sur le point de lui parler. Fait rare : un trans-trav (un travelling avant ou arrière doublé d’un zoom dans l’autre sens) surgit, découpant avec netteté l’horreur qui se peint sur le visage de Sam. La course jusqu’à sa porte d’entrée se mène tambour battant, sur un fond musical rock/électro, lorsqu’il découvre placardé devant son appart un avis d’expulsion s’il ne paie pas son loyer sous cinq jours. Under the Silver Lake commence bien.{Attention : quelques divulgâchages en fin d’article}
Un formalisme clivant…
Le dernier film de David Robert Mitchell a suscité l’incompréhension lors de sa présentation à Cannes. La plupart des critiques s’acharnaient sur le trop grand formalisme de la mise en scène, pour une intrigue somme toute plus que vaine. Disproportion des moyens quant aux fins, en bref.Il est vrai que le film résiste aux interprétations. Mais n’en était-il pas autant de son chef-d’œuvre précédent, It Follows ? Certes, celui-ci ne s’encombrait pas d’une narration alambiquée, bourrée de références méta-cinématographiques et de retournements de situation qui perturbent la ligne directrice. En dépit de son atmosphère anxiogène, It Follows déployait calmement sa majesté esth-éthique.À côté, Under the Silver Lake paraît craqué aux amphets. Le rythme de la mise en scène s’emballe complètement à mesure que Sam s’engouffre dans l’envers fantasmagorique de Los Angeles : outre un trans-trav, on dénombre des zooms, des caméras GoPro fixées en contre-plongée sur le visage enfiévré de Sam courant comme un dératé, des plans en Fish-eye (objectif photographique qui distord les lignes droites sur les côtés)… bref, comme si une folie formelle avait saisi la caméra. Cette radicalité esthétique en décontenancera plus d’un. Pour autant, n’a-t-elle aucune signification ? Réfléchissons de manière esth-éthique : tout choix de mise en scène procède d’un choix idéologique. Pourquoi donc ce choix ?
… parce qu’attribut des voyants
Une première clef d’interprétation pourrait résider dans le slogan d’une affiche publicitaire entrevue à plusieurs reprises dans le film. Pour une compagnie d’opticiens, une jeune femme aux yeux étincelants déclare : « I can see clearly now ». Or, la vue n’est pas seulement la faculté de percevoir, mais aussi de déceler, de révéler – d’où l’adverbe clearly. Il y a donc toute une mise en scène de la figure du voyant. Et des voyants, le film en compte beaucoup : le dessinateur du fanzine Under the Silver Lake, qui met en lumière les mythes effrayants de la Cité des Anges ; le vieux compositeur reclus, qui s’amuse à glisser des messages secrets dans chaque morceau emblématique de la pop culture ; l’homme qui se prend pour un roi et désire s’enfermer sous terre avec ses trois « épouses » pour fuir la corruption du monde…Autre voyant, jamais montré mais toujours évoqué : Alfred Hitchcock, dont la tombe et les affiches scandent le film, et lui donnent son sens. Au maître du suspens hollywoodien, David Robert Mitchell emprunte sa grammaire cinématographique (c’est d’ailleurs lui qui invente le trans-trav dans Vertigo) et le goût des lectures cachées (souvent sexuelles). Se placer sous le patronage de Hitchcock, ainsi que de bon nombre de figures du Golden Age hollywoodien (Janet Gaynor, James Dean…), signifie conférer au médium cinématographique un pouvoir de décryptage du réel. En ce sens, le formalisme n’est pas caprice, mais adaptation de l’appareil oculaire pour mieux décoder des strates de réalité autrement inaperçues.
Herméneutique du complotisme
Ce qui nous amène au complotisme, au cœur du film et du personnage de Sam. Comme le dit ce dernier à l’une de ses amies : « Crois-tu vraiment que l’industrie du divertissement n’ait qu’un seul but ? Et si toutes ces émissions n’avaient pas pour but d’envoyer des messages entre les gens riches et puissants ? » La paranoïa qui gagne le personnage principal n’est pas moquée, ni justifiée. Elle sert de moteur narratif par lequel se découvre tout un univers parallèle – et pourtant pleinement ancré dans son territoire urbain. La Secte de la Baleine, le tueur de chiens, la Chouette et son baiser mortel, le Roi des Sans-Abris… autant de délires qui finissent par prendre chair.Aussi, Under the Silver Lake peut se lire comme un authentique voyage initiatique. La quête de Sam n’a cependant rien de matériel, et tout de spirituel. De son enquête, il ne rapportera rien en fin de compte, et reviendra aussi fauché qu’au début à la case départ. Néanmoins, son enrichissement se situe sur un autre plan. Au terme de cinq jours d’investigations et de déambulations, il aura côtoyé le milieu underground, infra-humain de Los Angeles. L’idée n’étant pas de dénoncer l’envers de l’usine à rêves hollywoodienne, mais d’en révéler un autre usage, onirique, fantasmagorique ; comme si les rêves, et les cauchemars, prenaient vie de leur propre gré. En fin de compte, Sam aura gagné le bien le plus précieux qui soit : devenu voyant, il sait lire les signes qui composent les strates de réalité. Ou comment le complotisme devient herméneutique, soit l’art de déchiffrer les sens.
Under the Silver Lake, David Robert Mitchell, 2h19, 2018
Maxime
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